Poèmes

Le Chat et le Rat

par Jules Laforgue

Jules Laforgue

Quatre animaux divers, le
Chat
Grippe-fromage,
Triste-oiseau le
Hibou,
Ronge-maille le
Rat,

Dame
Belette au long corsage.

Toutes gens d'esprit scélérat,
Hantoient le tronc pourri d'un pin vieux et sauvage.
Tant y furent, qu'un soir à l'cntour de ce pin
L'Homme tendit ses rets.
Le
Chat, de grand matin,

Sort pour aller chercher sa proie.

Les derniers traits de l'ombre empêchent qu'il ne voie
Le filet : il y tombe, en danger de mourir;
Et mon
Chat de crier; et le
Rat d'accourir,
L'un plein de désespoir, et l'autre plein de joie;
Il voyoit dans les lacs son mortel ennemi.

Le pauvre
Chat dit : «
Cher ami,

Les marques de ta bienveillance

Sont communes en mon endroit;
Viens m'aider à sortir du piège où l'ignorance

M'a fait tomber.
C'est à bon droit
Que, seul entre les tiens, par amour singulière,
Je t'ai toujours choyé, l'aimant comme mes yeux.
Je n'en ai point regret, et j'en rends grâce aux
Dieux

J'allois leur faire ma prière,
Comme tout dévot
Chat en use les matins.
Ce réseau me retient : ma vie est en tes mains;
Viens dissoudre ces nœuds. —
Et quelle récompense

En aurai-je? reprit le
Rat..


Je jure éternelle alliance

Avec toi, repartit le
Chat.
Dispose de ma griffe, et sois en assurance :
Envers et contre tous je te protégerai.

Et la
Belette mangerai

Avec l'époux de la
Chouette :
Ils t'en veulent tous deux. »
Le
Rat dit : «
Idiot!
Moi ton libérateur? je ne suis pas si sot. »

Puis il s'en va vers sa retraite.

La
Belette étoit près du trou.
Le
Rat grimpe plus haut; il y voit le
Hibou :
Dangers de toutes parts; le plus pressant l'emporte.
Ronge-maille retourne au
Chat, et fait en sorte
Qu'il détache un chaînon, puis un autre, et puis tant

Qu'il dégage enfin l'hypocrite.

L'Homme paroît en cet instant;
Les nouveaux alliés prennent tous deux la fuite.
A quelque temps de là, notre
Chat vit de loin

Son
Rat qui se tenoit à l'erte et sur ses gardes :

«
Ah! mon frère, dit-il, viens m'embrasser; ton soin

Me fait injure : tu regardes

Comme ennemi ton allié.

Penses-tu que j'aie oublié

Qu'après
Dieu je te dois la vie? —
Et moi, reprit le
Rat, penses-tu que j'oublie

Ton naturel?
Aucun traité
Peut-il forcer un
Chat à la reconnoissance?

S'assure-t-on sur l'alliance

Qu'a faite la nécessité? »



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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