Poèmes

L'hirondelle et les Petits Oiseaux

par Jules Laforgue

Jules Laforgue

Une
Hirondelle en ses voyages
Avoit beaucoup appris.
Quiconque a beaucoup vu

Peut avoir beaucoup retenu.
Celle-ci prévoyait jusqu'aux moindres orages.

Et devant qu'ils fussent éclos.

Les annonçoit aux matelots.
Il arriva qu'au temps que la chanvre se sème,
Elle vit un manant en couvrir maints sillons. «
Ceci ne me plaît pas, dit-elle aux
Oisillons :
Je vous plains; car pour moi, dans ce péril extrême,
Je saurai m'éloigner, ou vivre en quelque coin.
Voyez-vous cette main qui par les airs chemine?

Un jour viendra, qui n'est pas loin,
Que ce qu'elle répand sera votre ruine.
De là naîtront engins à vous envelopper.

Et lacets pour vous attraper.

Enfin mainte et mainte machine

Qui causera dans la saison

Votre mort ou votre prison :

Gare la cage ou le chaudron!

C'est pourquoi, leur dit l'Hirondelle,

Mangez ce grain; et croyez-moi. »

Les
Oiseaux se moquèrent d'elle :

Ils trouvoient aux champs trop de quoi.

Quand la chènevière fut verte,
L'Hirondelle leur dit : «
Arrachez brin à brin

Ce qu'a produit ce maudit grain.

Ou soyez sûrs de votre perte. —
Prophète de malheur, babillarde, dit-on,

Le bel emploi que tu nous donnes!

Il nous faudroit mille personnes

Pour éplucher tout ce canton. »

La chanvre étant tout à fait crue,
L'Hirondelle ajouta : «
Ceci ne va pas bien;

Mauvaise graine est tôt venue.
Mais puisque jusqu'ici l'on ne m'a crue en rien,

Dès que vous verrez que la terre

Sera couverte, et qu'à leurs blés

Les gens n'étant plus occupés

Feront aux oisillons la guerre;

Quand reginglettes et réseaux

Attraperont petits oiseaux,

Ne volez plus de place en place,
Demeurez au logis, ou changez de climat :
Imitez le canard, la grue, et la bécasse.

Mais vous n'êtes pas en état
De passer, comme nous, les déserts et les ondes.

Ni d'aller chercher d'autres mondes;
C'est pourquoi vous n'avez qu'un parti qui soit sûr :
C'est de vous renfermer aux trous de quelque mur. »

Les
Oisillons, las de l'entendre,
Se mirent â jaser aussi confusément
Que faisoient les
Troyens quand la pauvre
Cassandre

Ouvroit la bouche seulement.

Il en prit aux uns comme aux autres :
Maint oisillon se vit esclave retenu.

Nous n'écoutons d'instincts que ceux qui sont les nôtres.
Et ne croyons le mal que quand il est venu.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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