Poèmes

La Girafe et la Tortue

par Jean Anouilh

Jean Anouilh

Pour son air de bravoure et pour sa haute taille

La girafe un jour voulut être roi.

Elle n'avait pas gagné de bataille

Mais elle avait en maint endroit,

Du haut de son haut col dominant la mêlée,

Par des ruses bien calculées,

Donné l'impression de diriger la guerre...

Maints loups, maints lions, étaient morts bravement

En faisant bravement l'ouvrage,

Et la girafe n'avait guère

Fait qu'encourager le courage

Et décorer les survivants.

Mais les animaux sont si bêtes

Qu'ils pensaient que sa haute tête,

Placée si haut, devait voir plus avant;

Avoir une hauteur de vues,

Jusqu'ici, hélas! inconnue

Chez les autres gouvernements.

C'est d'ailleurs, dans leur grande presse,

Ce que proclamaient les rats

Qui comptaient bien se servir d'elle avec adresse...

(Car rat ne fait rien qui ne servira,

Un jour ou l'autre, au peuple rat.)

Les renards de son entourage

La décrivaient savante et sage.

Ils flattaient son ambition

Y trouvant leur situation.

On verrait à tourner casaque,

Habilement, le fruit cueilli,

S'il advenait que cela craque.

Pour le reste des animaux de la baraque

(Tout cela se passait à la fête à
Neuilly)

Bon peuple cocardier lorsque le clairon sonne,

Ravi pourvu qu'on boive et que l'on saucissonne,

Et qu'on le laisse en paix additionner ses sous;

Ils l'acclamaient comme des fous

Quand elle traversait, dominant de la tête

Leurs rangs pressés, serrant des mains, les jours de

fête-La grandeur du peuple animal
Etait en bonne patte et, pourvu que ça dure,
Qu'on puisse gentiment bricoler sa voiture,

Le reste on s'en foutait pas mal.
Tout allait bien : c'était écrit dans le journal.

Tout allait de plus en plus mal.
En voulant tromper tout le monde

La girafe se trompa.
La ruse chez les grands, que les sots croient féconde,

En fin de compte ne paie pas.

Le jour qu'on en convint, elle avait la couronne,

La police, les tanks et le goût de la pogne,

Un solide mépris du reste des humains :

Elle coffra les moindres plaisantins.

Les animaux se lamentèrent

Prenant à témoin la terre

Entière

Qu'ils avaient toujours combattu

L'abus du pouvoir absolu —

Et la preuve était sans réplique

Puisque c'est eux qui l'avaient inventée,

La
République...

La tortue, qui va lentement,

Est toujours en retard sur les événements.

Elle s'était pourtant hâtée,

Mais elle arrivait seulement.

«
Je n'ai pas le goût de la trique.

Je viens voter « non », leur dit-elle.

(O ironie ! elle apportait sur le forum

Son bulletin pour le premier référendum)

Voyant la foule, autour, des grandes circonstances :

«
Je vois avec plaisir que je suis en avance »,

Ajouta-t-elle.

Ils n'auraient pas manqué de rire en temps normal,

Car la lenteur sempiternelle
De ce très prudent animal
C'est notre fonds comique en
France
Où l'imbécillité même se croit des ailes-Mornes, ils baissèrent le nez.
Ils n'avaient même plus le cœur à ricaner, (Fait très rare, chacun le sait,
Chez des
Français).
La tortue poursuivit : «
Messieurs, je vote contre,
Car je ne suis point, moi, dupe de sa hauteur.

C'est très joli ce que l'on montre,

Ce qu'il faut mesurer c'est le niveau du cœur.

Pour celle-ci, si je comprends,

Ce n'est que le cou qu'elle a grand.

Mais où est donc la petite boîte ? »

Ils n'osèrent pas avouer,

Gens de gauche et gens de droite,

Qu'avec le reste, ils se l'étaient laissé flouer,

Hélas ! par la girafe adroite,

Un jour, yeux dans les yeux, qu'on criait «
Haut les

cœurs ! »

Gardons-nous bien pour un empire

(C'est vraiment le cas de le dire)

De confondre à jamais gigantisme et grandeur.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

Lettre d'Informations

Abonnez-vous à notre lettre d'information mensuelle pour être tenu au courant de l'actualité de Poemes.co chaque début de mois.

Nous Suivre sur

Retour au Top