Poèmes

Les Trois Lions

par Jean Anouilh

Jean Anouilh

Trois lions fumaient à la terrasse d'un café,
Le premier dit : «
Avez-vous remarqué,
Comme l'été les femmes sont plus belles ?
La légère sueur qui perle à leurs aisselles,
Imprime un halo tendre à leurs robes légères.
Elles s'entrouvrent et se mettent à sentir bon;
Et ce parfum me parle et suffit à me plaire... » «
Je vous suis mal, dit le second,
J'ai toujours pour ma part eu le goût des bergères;
Il m'est même arrivé, ayant pris le mouton,
De le reposer là pour renifler la fille.
Mais, lorsque je suis à
Paris,
Cette ville où l'esprit et l'élégance brillent,
Il me faut gibier de marquis.
Je chasse la femme du monde.
J'ai besoin de conversation. » «
Pour moi, dit le troisième lion,
Je les aime grasses et blondes. »
Ayant dit, il se mit à fumer lentement.

On ne put lui tirer d'autre renseignement.

Les deux premiers se mirent, oubliant la rue,

A comparer courtoisement leurs points de vue.

C'était l'heure de la sortie des magasins,

L'heure troublante où dactylos et mannequins

Jettent sur l'Opéra un troupeau de gazelles.

L'heure tendre à
Paris, six heures, un soir d'été,

Où même les laides sont belles...

Les deux lions, comparant l'esprit à la beauté,

En vinrent à parler de la pérennité,

De l'authenticité, de la médiacité,

Du soi et de l'en-soi, de l'être et du non-être.

L'un dit que
Sartre était son maître

Et l'autre le dit dépassé.

Ils en furent bientôt aux pires apostrophes

En se jetant au nez des noms de philosophes.

Le troisième n'écoutait pas.

A un certain moment il paya, se leva

Et partit avec une femme blonde et grasse.

Les autres firent tant de bruit à la terrasse

Qu'à la demande des clients,

Le gérant

Envoya chercher les agents.

Leur venue mit fin à la scène.

Les papiers des deux lions furent vérifiés.

C'était bien leur jour de congé,

Mais il était minuit sonné :

car les emmena vers le
Zoo de
Vincennes

A peu faire et avoir trop dit

Ils avaient gâché leur jeudi.

L'autre, parti à petit bruit,

En les laissant se disputer à la terrasse,

Aima la femme blonde et grasse

Puis la mangea sur le matin.

Et comme c'était un lion sage,

Rompu d'amour, n'ayant plus faim,

Il s'en retourna à sa cage.

Le directeur lui pardonna

Car, lui, n'avait pas fait d'esclandre.

On n'a jamais que ce qu'on a.

Encor faut-il savoir le prendre.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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