Poèmes

Le Lion Vieilli

par Jean Anouilh

Jean Anouilh

Un lion avait brigué et obtenu la place

De directeur de l'Opéra,

Pour pouvoir, à loisir, goûter la jeune grâce

Des petits rats.

C'était un grand seigneur et sa vie tout entière

Avait été vouée à servir son pays,

Élever ses enfants, faire de sa tanière

Un lieu digne d'eux et de lui.

Les enfants grands et la tanière de ses pères

Agrandie et embellie,

Comblé d'honneurs par tous, une mélancolie

Curieuse, un jour, s'empara de son cœur,

Lui fit mesurer sa misère.

Avec beaucoup de gloire, avec beaucoup d'honneur,

Avec beaucoup d'argent

Trouvé et dépensé facilement,

Avec la conscience fière

De son mérite et des services rendus,

Il se trouvait, à l'heure amère

Où chacun sait qu'il doit bientôt rendre son dû,

Curieusement démuni

De satisfaction intime.

Pas de remords : il avait fait des crimes

Mais des crimes de lion et quel lion n'en fait pas ?

D'ailleurs, c'était pour le service de l'État.

Et s'il s'était passé quelques faiblesses,

Cela avait toujours été avec noblesse,

Comme on jette un quartier de viande aux chiens.

Mais à se reprocher, en conscience : rien.

Tout faisait poids du bon côté de la balance.

Libre d'esprit, la morale et l'honnêteté

Ne l'avaient jamais tourmenté —
Il s'y était pourtant tenu, par élégance.
Mais, vieux bientôt, à l'heure où les lions se regardent
Pensivement parfois dans les ruisseaux,
Il comprit un beau jour que, sans y prendre garde,
Il avait vécu comme un sot.
Après tout, que s'était-il donné à lui-même ?

Il craignait de n'avoir servi

Qu'une image, celle qu'on se faisait de lui;

Pour la satisfaction extrême

De ses enfants, de sa famille et du pays.

Un beau destin de lion, comme on aime à les dire.

Mais lui ?

Qu'avait-il aimé vraiment dans sa vie,

Dont il se fût passé l'envie ?

Il s'aperçut, épouvanté,

Qu'il était passé à côté

De ses véritables joies...

Il était animal de proie

Et n'avait pas dévoré tout son soûl.

Biches, bons et beaux cerfs, proies nobles, certes :

Tout ce qu'on admettait que fasse un lion de goût.

Mais si ce qu'il aimait, lui, c'était la chair verte,

Au goût poivré, des petits rats ?

S'il y trouvait un plaisir délicat ?

Huit jours après, il voyait le ministre,

Se faisait donner l'Opéra.

Fini le lion posant sa patte sur un globe

Pour la joie des sots et des cuistres !

On est dupe longtemps et un jour on comprend

Que cette farce était sinistre.

Adieu la dignité et les nobles soucis !

Adieu l'avenir du pays.

Si
Dieu se détournait de lui,

Il se détournerait aussi,

Il comptait bien être un vieillard ignoble...

Ce sont des décisions qu'on prend.

Au premier petit rat qu'il tint entre ses pattes,

Fort de son droit de directeur,

Un petit rat poissé de sueur et de peur,

Que mère maquerelle rate,

Trop heureuse de la faveur,

Lui avait amené avec son vieux sourire,

Notre lion eut un haut-le-cœur.

Avec un peu d'or, il les congédia sans mot dire,

Il resta seul dans son bureau, songeur.

Lui qui croyait que le bonheur

N'était que penser à soi-même;

Il comprit qu'il aimait qu'on l'aime

Et que jamais petit rat
A directeur amour ne donnera —
Tout au plus lui ouvrir-ses cuisses.
Ah! qu'il est lourd l'instant où les lions s'attendris

Là-haut, on entendait travaillant à la barre,
Les pas légers des petits rats...
Il signa son courrier, acheva son cigare,
Et se jeta du haut de l'Opéra.

On dira ce que l'on voudra :

L'honnêteté est une tare.
C'est si charmant un petit rat !



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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