(Les Souffrants)
Ainsi tous, vous avez étouffé vos chimères
En détournant les yeux. Le travail de vos mains
Fondait trop vite au feu de ces bouches amères,
Et moi qui suis tout seul et pauvre, je vous plains.
Vous n'avez rien rêvé qu'un jour gris, d'humbles flammes
Au foyer, du pain lourd dans un logis étroit,
Vous qui vivez avec des enfants et des femmes.
Moi, j'ai voulu nourrir un aigle au sang de roi.
Tout enfant, je l'avais caché sur ma poitrine;
Il dormait... je sentais palpiter sa chaleur,
Mais une soif couvait en lui, sourde, divine,
Et son bec engourdi tâtonnait sur mon cœur.
O mon aigle, depuis, quel réveil de souffrance...
Mais j'ai passé sans cris dans l'ombre, pâle et lent,
Toujours seul, étouffant ta révolte en silence,
Et nul n'a jamais su que tu fouillais mon flanc.
Puis j'ai peiné pour toi, j'ai battu jusqu'aux plaines,
J'ai fatigué mes reins ployés, brisé mes bras,
Pour jeter à ta faim les pâtures humaines...
Mais ton facile essor méprisait mes pieds las.
O mon aigle, je sais... tu trouvais l'œuvre infime.
Ton premier vol monta trop fier au fond des cieux,
Tu n'as vu que de haut notre monde et la cime,
Même immense, est toujours petite sous tes yeux.
D'autres moins forts parfois s'abattent sur la vie;
Mais toi, nourri de rêve âpre, de sang amer,
Tu ne tends qu'au soleil ta soif inassouvie...
Et moi je t'aime ainsi, superbe sur la mer.
Le soir tu me reviens... l'un sur l'autre immobiles
Nous rêvons... moi très lourd, vainement épuisé,
Toi, frémissant, déçu par tes vols inutiles.
Le ciel dont tu descends ne t'a pas apaisé.
Puis c'est le jour encor... le fouet des heures brèves
Nous recingle. Tous deux nous souffrirons sans fin.
Mon aigle, nous n'avons pressenti que des rêves,
La terre ni le ciel n'ont rien pour notre faim.
Poème publié et mis à jour le: 14 February 2023