Poèmes

Le Rat

par Jean Anouilh

Jean Anouilh

Un rat sortait de l'Opéra :
Plastron blanc et cravate noire...
C'était un rat dont tout
Paris savait l'histoire.
On disait que, pendant l'occupation des chats,
Il avait stocké du gruyère.
Il était décoré pourtant, de mine fière,
Mais de cette fierté incertaine des rats.
Il est rare que ces gens-là
Aient la conscience tranquille...
Portant beau, poil lustré et ras
Ongles faits par les manucures;
Costumes du meilleur tailleur;
Dès qu'il sort de l'égout et se fait place en ville
Un rat a voiture
Et chauffeur,
Chevalière d'or, jolies filles-Cette race toujours inquiète
A besoin pour se rassurer
De s'entourer de beaux objets

L'illusionnant sur sa puissance :

C'est un défaut qui tient au manque de naissance.

Le chauffeur de mon rat, un gros chien du pays,

Décoré d'ailleurs, lui aussi,

Pour avoir combattu les chats héréditaires

Lors de la précédente guerre,

Acceptait ses hauteurs sans lui montrer les dents

Tant le prestige de l'argent

Est, hélas! puissant chez les bêtes...

«
C'est un rat, disait-il, mais c'est un rat honnête.

Il en est.
Et la preuve est qu'il est décoré. »

Ah! mon
Dieu que les chiens sont bêtes!...

Pauvres niais abusés, lisant journaux de rats,

Qui ne sauront jamais que ce que rat dira.

Ce soir-là, saluant son maître à la portière,

Le chien ravi lui fit le salut militaire.

Il exultait.
La vie lui paraissait plus belle.

Il dit : «
Monsieur sait la nouvelle,

Que, pendant que
Monsieur écoutait l'opéra,

A donnée la radio ?» — «
Qu'importe, dit le rat

Lassé, montant dans son automobile;

Laissons la radio à un peuple imbécile —

J'ai mes informateurs. » — «
Quoi,
Monsieur ne sait

Je crois,
Monsieur, qu'il faut, tous deux, qu'on s'y

Si on veut faire place nette.

La radio nous annonce une invasion des chats.

Il va falloir tuer tout cha ! »

(Il prononçait à l'auvergnate

Etant chien de
Clermont-Ferrand.)

Le rat, entendant

Ces mots, bondit soudain des quatre pattes.

Laissant l'engin de luxe aux portes nickelées,

Dépouillant son plastron, sa pelisse fourrée,

Jetant sa canne et son chapeau

Rat nu, en poil de rat,

Comme au jour de naissance,

Le rat ne fit qu'un bond jusqu'à l'égout voisin

D'où il cria au sot :

«
Apprenez, sotte engeance,

Que la race des rats a bien d'autres desseins !

Un rat gras à
New
York vaut un rat gras à
Vienne

Ou à
Paris.

Courage, mon ami!

Défendez le pays :

Et lorsque nous aurons enfin

Vaincu la race des félins,

Informez-moi, que je revienne. »



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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