Une jeune, gentil bergère
Et un simple loyal berger
Vis jadis sur une rivière
Entre les autres soulacer *
Tôt après ouïs commencer
Au berger demandes et plaintes,
De joye peu, de douleurs maintes.
Car il disait en sa clamour
Et en jurait saints et saintes
Que trop le tourmentait
Amour.
La bergère, plaisant et belle,
Qui de tous biens savait assez,
Lui répondit : «
Certes, fait-elle,
De trop grand tort
Amour blâmez,
Puisqu'à lui vous êtes donné
Et mis tout en sa gouvernance.
Votre cœur doit prendre plaisance
A tout ce qui est son vouloir
Et recevoir en suffisance
Le bien que vous pouvez avoir. »
«
Belle, s'il vous plaisait à dire,
Dit le berger en complaignant,
Quelle chose me doit suffire
Et quelle ne m'est suffisant,
Le dieu d'Amour prends à garant
Que volontiers content seroye.
Mais
Amour veut que doubteux * soye
Quand à plusieurs vois désirer
Ce que tout seul avoir voudroye
Et si ne l'ai pas à garder. »
«
Donc, dit-elle, nul n'a puissance
De tolir * aux gens le penser,
Soit de montrer leur contenance,
De rire ou de regarder.
De ce nul ne les peut garder.
Mais qui en
Loyauté se fie,
Je crois
Amour ne s'en plaint mie.
Ainsi lui plaît que honneur fasse,
Soûlas * et bonne compagnie,
Pour acquérir bon nom et grâce. »
«
Cœur gracieux, ne vous déplaise,
Ce dit le berger douloureux,
Cuidez *-vous que mon cœur soit aise
Quand de vous suis fort amoureux,
Et je peux voir un ou deux
Ou cinq ou dix ou vingt ou trente,
Qui chacun d'eux met son entente
En moi vers vous désavancer ?
Certes,
Amour, veut que je sente
Ce qui me nuit et peut aider. »
«
Et quand
Amour n'y a pensée,
Intention ni volonté,
Pourquoi est-elle donc blâmée
Si les nices font niceté ?
Quand
Honneur garde loyauté,
Ce dit la bien sachant pasteure,
Amour aurait vie trop dure
Si jeunesse ne se jouait.
Autant vaudrait tort que droiture,
Si nul en bien ne se fiait. »
«
Belle, voir * est ce que vous dites,
Que jeunesse se doit jouer
Et de tous biens doit être quitté
Cil qui ne s'y ose fier.
Mais s'il vous plaisait aviser
A qui se doit jouer jeunesse,
Fors * à honneur et gentillesse,
Et là où ses yeux sont bien pris,
Car folour *, cuidier * et rudesse *
Donnent souvent blâme pour prix. »
«
Donc voudrais-je bien apprendre,
Dit-elle, et moi accointer
Par quel tour je me dois défendre
De cette gent accompagner.
Si un fol me dit son cuider *,
J'ai ma réponse toute prête
Devant tous loyal et honnête.
Mais quand nul ne me parle rien
On doit d'honneur fuir la fête
Ni laisser à montrer ses biens. »
«
Si répondre je vous osoye
Selon ce que je sens et sais,
Certes, belle, je vous diroye
Que loyauté en fait l'essai.
Car qui aime de fin * cœur vrai
Il y faut montrer sa manière
Selon son cœur, forte ou légère.
Et quand
Amour règne bien fort,
Bel
Accueil s'en tient si arrière
Que nul cuider n'y prend confort. »
Si
Bel
Accueil ne venait mie
Fors en un lieu tant seulment,
Si dit la bergère jolie,
Chacun verrait appartement
Là où amour du cœur entend,
Dont honneur pourrait avoir blâme
Et encontre raison diffame.
Et si amour se doit celer,
Il convient doncques une femme
De plus d'un veoir * et parler. »
«
Je ne dis mie le contraire,
Mais tel parler et tel veoir
Ne doivent conforter ni plaire
Nul de ceux qui font leur pouvoir
De votre grâce recevoir.
Puisque vous savez leur courage
Par leur dit ou par leur message,
Si plus fort ne les étrangez *
Ils cuident bien que leur langage
Vous soit plaisant, dont ils sont liés *. »
«
Je fais souvent grant abstinance
De vivre ainsi que je vueil '.
Mais dessous autrui gouvernance
Me faut départir mon accueil
Sans épargner joie ni deuil.
Et, puisque loyal suis trouvée
Et je serai loyal prouvée,
Cuide chacun ce qu'il voudra.
Car où que bonté soit celée
Toudis * le bon la trouvera. »
«
Belle, des bons n'avez-vous doubte *
Car ils bien disent et bien font
Mais les nices * n'y voient goutte
Quand en penser sont bien parfonts *.
Par folie le bien défont
Et prennent sur eux vos semblances,
Vos regards et vos contenances
Et tout ce qui leur peut valoir.
Et après en font leur vantance
Et cil n'en disent de rien voir. »
«
Ils peuvent prendre par folie
En eux mes regards et mes yeux,
Mais rien que je fasse ni die '
A mon propos n'est pas pour eux.
S'ils sont dolents, s'ils sont joyeux
Il ne m'en chaut *, je n'en ai cure.
Franche suis, loyal nette et pure,
Je mets les médisants au pis
Les vanteurs ont bien leur droiture
Car les maîtres en sont honnis.
«
Je maintiens d'Amour la parole,
Mais les faits sont maîtres de moi.
Quand
Loyauté tiendra école,
Chacun étudiera pour soi.
J'ai grand désir et bonne foi
De lire du livre de
Joye,
Et plus volontiers le sauroye
Par cœur pour mes maux alléger,
Mais si par vous ne le lisoye,
Autre ne m'en pourrait aider. »
Nul ne peut ce livre lire
S'il n'est suffisant ni patient.
Amour le fait de gré écrire
Invisible pour maintes gens
Qui y regardent tout leur temps
Et cil n'y connaîtront ja lettre.
Car qui à lire se veut mettre,
II ne doit pas si clair veoir
Qu'il veuille tout ce qui peut être
Encontre lui apercevoir. »
«
Comment peut ce loyal cœur faire
Quand
Amour gouverne son sens ?
Veoir son mal et puis soi taire
Et feindre qu'il soit bien content ?
Certes, selon ce que je sens,
Comme la mort le souffrirais
Malgré moi, quand mieux ne pourrais.
Mais là où son amour feindrait
De celui cœur je jugerais
Que sans douleur le souffrirais. »
«
El puisqu'il est donc la manière
Que servant veulent chalenger *,
Amour se doit tenir si fière
Que toudis soyent en danger
De requérir et de prier
Pitié, merci, miséricorde.
Quand
Amour les tient en sa corde
Faire son gré en peut et doit,
Car sa grâce ne ci accorde,
Sur lui n'ont chalenge ni droit. »
«
Chalenger ne sais ni pourrais.
Crier merci est mon métier.
Mais si par trop ne vous aimais,
Mieux sauroye mon cœur aiser,
Sans lui grever ni ennuyer,
Par rage ni par jalousie,
Par doubtance ni par envie.
Et qui tel chalenge querrait,
Là où amour est refroidie,
Ja un tout seul ne trouverait. »
Poème publié et mis à jour le: 15 November 2012