Poèmes

La Baignoire

par Jean Anouilh

Jean Anouilh

Entourée de dix pots de crème

Une jeune femme pleurait.

Tendue comme pythonisse

Chaque matin elle scrutait

Son visage encor jeune et lisse

Dans les trois faces du miroir.

«
Je suis vieille, je suis ridée, je suis blême;

Regardez, je fais peur à voir !

Comment voulez-vous que l'on m'aime

Si je me fais peur à moi-même ?

Je ne puis plus me montrer que le soir,

Dans les lumières tamisées

Comme une vieille femme et c'était hier pourtant

Que l'on a fêté mes vingt ans !

Hélas!
Mes jeunes années,

Vous voilà déjà envolées...

Et qu'est-ce que j'ai fait de vous ? »

(Elle ne s'était pas encore décidée

Comme d'autres, à prendre un amant

Pour s'y contempler plus commodément.)

Elle en était réduite à passer son courroux

Sur son triste mari, tapi dans la baignoire,

Qui, pour ne pas avoir d'histoires,

Se taisait dans l'eau jusqu'au cou

N'osant plus remuer du tout.

Elle continuait, interrogeant la glace

Et se répondant elle-même.

«
On trouvait autrefois que j'avais de la grâce,

Mais avec la vie que je mène...

Je ne suis pas servie : une bonne d'enfants

Empotée,

Une cuisinière emportée,

Qui brûle tout pour un reproche insignifiant,

Pour camériste : une simple d'esprit!

Et moi avec tout mon temps pris

Le coiffeur ce matin, trois heures sous le casque,

S'il veut me prendre, car je vais être en retard.
Je ne peux pas partir sans chignon et sans

fard.

Une couturière fantasque —

C'est entendu
Coco a du génie

Mais elle vous le fait payer!

(Le mari ne put s'empêcher de bouger

Une jambe — avec une prudence infinie.)

A quelle heure consentira-t-elle à m'essayer ?

Vous verrez, je n'aurai pas le temps de déjeuner!

Madame
Bassano qui m'attend, rue
Ampère,

A trois heures, pour mon massage.
Et
Tireli

A cinq — c'est mon docteur — vous acceptez,

j'espère,

Que je me soigne avant d'être clouée au lit ?

J'ai promis de passer chez
Luce.
Bon apôtre!
C'est pour vous que j'y vais, ces amis sont les

vôtres,

Et il faudra que je trouve le temps

De m'y montrer en coup de vent.

Dans quel état mon
Dieu !
Et
Julie, qui m'emmène

A sept heures chez une voyante roumaine

Étonnante, que des amis lui ont trouvée.

Je suis si angoissée, si cette femme avait

Le pouvoir de me rendre, enfin, un peu de calme!

(Le mari rêvait à des palmes,

A un hamac dans un pays ensoleillé.

Il s'endormit dans l'eau et faillit se noyer...)

Bien !
Eclaboussez-moi, pour arranger les choses!...»

Elle partit, enfin, sur ses très hauts talons,

Claquant des portes, toute rose

De fureur, car la bonne lui dit, en sortant,

Que c'était le jour justement

Qu'elle avait promis aux enfants.

«
Où voulez-vous que j'en prenne le temps, ma fille ? »

Ah ! c'est bien lourd, une famille,
Un mari et une maison.

Seul le pauvre homme, enfin tranquille,

Sortit comme un vieux cornichon

Tout fripé de son bain trop long.

Il ne dit rien.
Il évitait de la juger,

Peut-être était-il ennuyeux, plus âgé...

Et puis le souvenir est une chose étrange.

Dix ans plus tôt il avait épousé un ange.

Il en était encor au début de l'histoire

Et aveugle comme il se doit.

Mais l'eau, en s'écoulant au fond de la baignoire


L'eau fluide qui fuit, entre les doigts

Comme la vie de qui ne pense qu'à soi-même —

Gloussa dans un glouglou du tuyau de vidange :

«
Pauvre femme et pauvre mari !

Il peut donner son cœur et son or d'homme riche;

Le bonheur sera toujours chiche

Avec lui.

Si même elle prend un amant

Ce ne sera qu'un ornement

De son égoïsme candide;

Rien ne la guérira jamais de son tourment.

Tout lui sera toujours ennui.

Femme qui demande qu'on donne

Et ne donne plus à personne

Ne se contente plus jamais.

C'est le tonneau des
Danaïdes...

Et — baignoire — je m'y connais. »



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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