Poèmes

Les Dépravés : Échine

par Léopold Partisan

Manaus, Brésil février 1998
Devant l’entrée de leurs masures
Des enfants nus
Au ventre si proéminant
Que je pourrais presque m’y voir dedans
Me regardent bizarrement
Vraiment bizarrement
Ce qui me semble ici
Aussi déplacé qu’étrange
Sans doute le décalage horaire
Ou ne deviendrai-je pas bipolaire
Tout comme ces deux fleuves
Qui au large de la ville
Se rencontrent, se toisent,
Se touchent et s’escarmouchent
Sans jamais pénétrer dans lit de l’autre
L’eau noire de l’un est frigide et inflexible
Tandis que la blanche de l’autre
Court à sa perte dans des tourbillons
D’alluvions saumâtres
Désespérés bouche à bouche
À l’âme des grands reptiles
Qui toujours garderont
La tête froide…

Düsseldorf, Allemagne septembre 1969
Le collectif dissident Amon Düül II
Célèbre la sortie de son premier album
Phallus Dei
En en interprétant l’intégralité
Lors d’un concert qui tient autant
D’un happening
Que d’une célébration vaudou
D’une messe païenne

La musique se veut être
Tout à la fois enivrante et arrogante
Mêlant des relents d’anciens testaments
Prenant source à Kanaan
Pour abreuver
Les Sodome et Gomorrhe modernes
Que sont devenue Hambourg et Berlin

Le « Lysergäurediethylamid » coule à flots
Sans qu’aucun buvard ne puisse l’absorber
Pythie, chamanes, Aborigènes
Et autres tenants des races polygénistes
S’esbaudissent et se chevauchent
Dans ce nouvel hédonisme balbutiant

Un vent de liberté et de tribalité
Souffle sur toute une génération
Que d’aucun croyait sacrifiée
Sur l’autel de la reconstruction
Et de l’amnésie collective

Saïgon, Vietnam, 1er février 1968

Sus aux tigres de papier
Ce soir on allumera le grand autodafé
Nguyen est déterminé
Cette révolte
Il l’a si patiemment planifiée
Pour pouvoir mener à la boucherie
Au moins trois des quatre vieilleries

Il ne doit éprouver aucun sentiment
Seule la dialectique prolétarienne
Peut guider ses actes et ses gestes
L’émotion est une réaction archaïque
Et la peur de la mort une déviance
De petit bourgeois contre révolutionnaire

Il rêve de lendemains qui chanteront
Cette bienheureuse utopie
Qui aura banni tant la corruption
Que la dépravation des masses prolifères
Il rêve de grands bonds en avant
Comme seule peut l’exprimer la chorégraphie
Du détachement féminin écarlate
Des danseuses de l’opéra modèle de Pékin

Il voit déjà la mise en scène
Qu’elles réaliseront de l’exécution
Qu’il vient de perpétrer
De toute la famille parasite
Du plus proche collaborateur
De l’immonde renégat cancrelat
Nguyễn Ngọc Loan
Chef de la police
Du gouvernement fantoche
Qui avant une semaine
Subira le même sort

Tout à cette célébration victorieuse
Il ne peut éviter un barrage militaire
Cela se soldera de tout compte
Par son exécution sommaire
Et un prix Pulitzer

Tokyo, le 25 septembre 1970

Seul l’invisible est japonais
Pensa certainement
Le Nobélisable Yukio Mishima
Alors qu’avec une rigueur
Digne des plus grand Samouraïs
Il enfonçait sous ce nombril
Que d’aucuns se plurent à idéaliser
Le court sabre de type Wakizashi
Pour anéantir ainsi tant le siège
De son esprit que celui de la conscience
De son moi intérieur.

Un Japon sans heurt ni honneur
Est un japon moribond
Qui ne me mérite plus

La scène eut été parfaite
Si la main de son kaishakunin
N’avait tremblé pour lui trancher
La tête dans un seul et unique
Mouvement de sabre
Élégant et parfaitement aiguisé

Que nous importera le mythe
Si la cérémonie est ainsi gâchée
Par le tremblement d’un être
Banni de la lumière
Ainsi expira Mishima
Les pupilles dilatées
Sur l’image de cet ultime revers

Saint Hubert, Ardennes belge
Nuit du samedi 8 au dimanche 9 juillet 1960

Ma mère n’a trouvé le sommeil
Qu’en se gavant de somnifères
Habitude qui hélas
Ne la quitteras plus jamais
C’est l’été pourtant les nuits
Sont tout particulièrement froides
Parmi les plus froides de la décennie
Et même du siècle
Est-ce la raison pour laquelle
Mon frère ainé et moi
Sommes pelotonnés contre elle dans ce lit

J’ai 2 ans et je pleure souvent
Je pleure même tout le temps
Au point de devenir lassant
Ici en Belgique il n’y a que des vieux
Au Congo tout le monde est jeune
J’apprendrai bien par après
Qu’il y en avait quand même
Là-bas des vieux noirs
Mais qu’on ne les voyait jamais
Il parait aussi que si je pleure
C’est parce que mon papa
A dû rester là-bas
Mais moi je ne m’en souviens pas

Ma mère s’en veut d’être rentrée
En Europe et de l’avoir laissé
Elle était persuadée
Qu’il allait finir par nous accompagner
Elle était persuadée
Qu’il allait céder
Comme elle n’aurait pas cédé

Soudain elle s’éveille
Terriblement angoissée
Complétement affolée
Mon frère et moi
Gisons à ses pieds
En croix…

A quelques 6000 kilomètres de là
Les tirs se font plus disparates
Mon père
Vient de s’écrouler
En hurlant
« Je suis touché ! »

Échine…

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