Poèmes

Le Soleil dans les Pierres

par Lucien Becker

I

LA ville n'a pour plante que le lampadaire

survivant d'un printemps qui, jeté hors de ses murs,

élève sans hâte des escaliers de verdure

pour entrer dans des hameaux de quatre ou cinq maisons.

Perce-neige à la mesure même des nuits, il ne pourra jamais s'en aller vers les champs qu'on dit habités par des troupeaux qui se couchent sur une litière où se
mêlent herbe et ciel.

La rue se balance sans bruit de l'un à l'autre jusqu'au faîte des toits, jusqu'au bord des vitrines où chaque objet attend d'être pris dans la main pour savoir la place
qu'il aura dans le monde.

Les lampadaires s'éteignent, recouverts par le soleil qui descend des plus hautes montagnes sans qu'ils puissent le saluer d'un regard eux qui ont pensé toute la nuit à son
éclat.

II

L'hiver, on peut tenir le soleil dans la main comme un oiseau qui vient de naître ou va mourir et il ne se souvient plus comment en juillet il faisait fondre, au soir, tout le ciel sur la
mer.

En plein jour, la nuit le fait sortir des ruisseaux qui s'en vont pensifs dans la plaine indifférente et sans que rien les trouble si ce n'est parfois une bande d'oiseaux passant dans un
bruit de train.

A la place immuable d'où, à chaque couchant, il contemplait longuement la terre et les hommes la neige et la boue ne forment plus qu'un charnier d'où le jour restant fuit comme
un vol de mouettes.

Les pierres le réclament à grands cris de gel

dans l'herbe qui s'est fait prendre jusqu'à son ombre.

On le retrouve quelquefois parmi des feuilles

qui ne sont que robe défaite au pied des arbres.

III

Un homme dont le nom n'est sur aucune lèvre va devenir un simple trait sur l'horizon.
Après avoir été le sommet du couchant, il s'apprête à redescendre parmi les pierres.

Dans la nuit qu'il n'arrive pas à contourner, il finit par reconnaître la porte grise derrière laquelle il y a deux ou trois pièces qui donnent au silence la forme d'un
cube.

De plus en plus la clarté perd pied dans les chaumes, un autre homme se hâte à son tour vers ce haut heu.
On devine qu'il a murmuré quelques mots à un troupeau qui avance dans le sommeil.

Quelque part, dans la plaine fuyant sous les pas, une rumeur presque imperceptible parcourt l'herbe où montera, tremblante et vive, la rosée dont il faut, à l'automne, ensemencer
le matin.

C'est à lui que les lampes remettront leur feu et dans le très long couloir l'homme de la veille n'aura plus qu'à tenir une rampe de soleil pour trouver la porte qui s'ouvre hors
de sa vie.

IV

Dans les carreaux, l'homme regarde la neige.

Il tire le rideau parce que, dans la rue,

une femme s'en va qui emporte avec elle

le corps dont ils ont tous les deux longtemps vécu.

Dernières feuilles mortes chassées par le vent, quelques oiseaux volent très haut dans la vallée parce qu'ils n'osent plus s'arrêter sur les arbres arc-boutés
comme autant de fauves aux aguets.

Il a suffi d'une heure ou deux pour que la neige fasse de la terre un quelconque amas de ruines où seuls les ruisseaux savent comment circuler tenus qu'ils sont en laisse par des rives
sûres.

Mais il a fallu qu'une flaque perce et monte

en prenant doucement la neige sous les hanches

pour que les cailloux soient les yeux tout neufs d'un monde

où les sources sont belles, même sans soleil.

V

La lampe enlève d'un coup son masque de papier, foudroie la vitre qui s'enferme dans les pierres, fait tinter, dirait-on, certains ustensiles songeant contre le plâtre à des
lueurs moins crues.

L'air pèse sur un meuble sans pouvoir l'ouvrir, seule une clé s'y enfonce comme un poignard.
Rien ne blesse le meuble qui a perdu son sang quand la hache le couchait, arbre, dans la rosée.

Un temps sans point de départ va et vient plus que vide entre les objets qui ne sont ni gais, ni tristes.
Il arrive qu'un peu de poussière tressaille, prise entre le soleil planté dans les volets.

Un visage scellé dans son cadre de bois sourit même lorsqu'il voit mourir un par un ceux dont il est sans doute l'ancêtre lointain et qui auront bientôt leur place contre un
mur.

VI

Sous la cendre des feux on découvre des pierres que rien ne défigure et qui ne brûlent pas, se laissant prendre avec joie dans les filets d'herbes que l'hiver ou le temps finira
par défaire.

Elles ne craignent pas la lumière la plus vive qui cherche dans leurs yeux mi-fermés une issue par où la mort n'arrivera point à passer, parce que débouchant au
cœur même des choses.

Elles sont dispersées comme les fruits d'un arbre enterré depuis longtemps au creux de la terre parce que les siècles, aidés du vent, s'attaquent à tout ce qui persiste
à vouloir vivre debout.

Sans se départir un instant de leur mutisme, elles n'ont de regard que pour les hommes graves qui s'en emparent pour les bercer dans leurs mains comme ils le feraient d'un animal
endormi.

Elles n'ont pourtant besoin de qui que ce soit pour se souvenir des tout premiers pas d'un monde qu'elles ont connu mieux que personne à un âge où elles lui apprenaient à
faire du feu.

VII

Il reste un insecte ou deux pour éveiller la source qui dort avec de la poussière au coin des lèvres et la fenêtre en s'ouvrant laisse entrer dans la chambre un monde
presque effacé par la fumée des fanes.

C'est la fin d'un été où se perd la distance,

où la terre et l'espace sont d'un seul tenant

avec peut-être entre eux un petit ruisseau

coulant depuis des siècles entre les pieds de l'homme.

L'automne essaie de garder longtemps quelques fruits que le couchant cherche à tâtons parmi les arbres, renversant sur eux la clarté dont ils ont besoin pour qu'il y ait un peu
de jour dans les celliers.

Les chaumes n'ont plus rien à espérer sinon

que d'autres graines germent en mars de leur usure

et la campagne sera vite un quartier mort avec de loin en loin le ciel seul dans un arbre.

VIII

L'oiseau qui chante est immobile parmi les plantes sans que personne découvre jamais son nid.
Il n'est qu'une feuille perdue parmi les feuilles qui se serrent contre lui quand il va mourir.

C'est en plein été dans les bois que le soleil

laisse mûrir lentement ses plus belles grappes.

On peut les voir de très loin sur n'importe quel arbre

dont chaque branche est empierrée d'un peu de ciel.

Terré dans son feuillage, tout près des maisons, l'arbre attend les vents du nord et les nuits de plomb pour tomber comme une masse sur le silence qui ne pourra pas dormir de tout un
hiver.

La plaine, partout coupée d'eaux maintenant noires, fera saigner sa blessure jusqu'à la mer sans que rien l'étanche, pas même les nuages qui posent dessus des linges frais
de lessive.

IX

Tous ces hauts meubles qui durent plus d'une vie franchissent rarement le seuil des portes parce que, tel l'arbre obéissant dont ils sortent, ils prennent racine là où l'homme
les place.

Ils s'appuient de tout leur dos contre les murs qui ne peuvent s'empêcher d'avoir le vertige

en décelant au plus profond de mon regard la raison de leur solitude sans pareille.

Et désunis sans le vouloir par un plafond qui ne cesse de dériver de l'un à l'autre, ils dorment souvent éveillés par un caillou désirant retourner à sa roche
natale.

Au loin, le matin s'éclaire d'orage ou de rosée pour s'enfuir hors des pas dont l'homme le verrouille.
Au loin, le ciel sans toit est le seul mur qui brûle sans laisser d'os noircis ni de cendre haletante.

X

Le couchant n'a pas retrouvé la prairie où il choisissait les graminées les plus frêles pour en faire de lourdes chevelures blondes qui retardaient d'un instant
l'arrivée du soir.

Il n'y a plus d'horizon entre ciel et monde

que lie l'un à l'autre un trop indocile ruisseau

et qui ont pour tout regard celui d'une source

dont même en se baissant le jour ne voit plus le fond.

Le silence est si grand qu'il force une brindille à rester sur l'arbre d'où elle veut tomber et que les taupes préfèrent attendre la nuit pour venir voir ce qui se passe
dans l'hiver.

Le village a disparu laissant des fenêtres pour bien indiquer l'emplacement des maisons que le beau temps a pour mission de reconstruire lorsque la terre germera parmi la neige.

XI

Je crois que les murs me dévisagent, surpris de me sentir inaccessible, mais vivant alors qu'est mort depuis longtemps le maçon qui leur donna le soleil à garder dans des
vitres.

Lorsque je dors, je les devine auprès de moi en train d'élargir leur poitrine de géant pour retenir le silence que se dispute au même moment la moitié du genre
humain.

Ils sont en mon absence maîtres de la chambre, allant jusqu'à se dénuder devant la glace, tirant sur le rideau mal tenu par sa tringle pour voir de plus près les autres murs
de la rue.

En face du verre abandonné sur la table, ils ont soudain soif de toute l'eau de la terre, titubant, débonnaire et vaine, parmi les pierres qui n'ont pas comme eux perdu leur
liberté.

XII

Dans le couchant trop clair, quelques feuilles sourient sur des arbres peut-être vieux comme le monde.
Un ruisseau du même âge emporte tout le ciel à travers l'automne fumant encore d'un peu d'été.

Sous les chaumes, les champs trouvent le temps très long et, tout près d'eux, les chemins tournent en rond, toujours blessés à vif par l'ornière où versa,
bruissant de paille et de lumière, une guimbarde.

Il y a luttant contre le vent beaucoup d'herbes qui aimaient voir l'ombre faire cercle à midi autour d'un homme essayant de fuir vers la ville sans qu'il puisse en fin de compte sortir des
seigles.

Un oiseau vole très vite de haie en haie à la recherche d'un autre oiseau dont il ignore qu'il est mort le matin en bordure d'un pré dans l'odeur d'un foin à jamais
ensoleillé.

La colline qui marchait légère sous l'orge

n'est rien de plus qu'un coup de genou dans le vide

où le jour précaire n'a pour tenir debout

que le haut d'un village enterré dans le sol.



Poème publié et mis à jour le: 15 November 2012

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