Poèmes

La Tortue et les Deux Canards

par Jules Laforgue

Jules Laforgue

Une
Tortue étoit, à la tête légère.
Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d'une terre étrangère;
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.

Deux
Canards, à qui la commère

Communiqua ce beau dessein,
Lui dirent qu'ils avoient de quoi la satisfaire.

«
Voyez-vous ce large chemin?
Nous vous voiturerons, par l'air, en
Amérique :

Vous verrez mainte république.
Maint royaume, maint peuple; et vous profiterez
Des différentes mœurs que vous remarquerez.
Ulysse en fit autant. »
On ne s'attendoit guère

De voir
Ulysse en cette affaire.
La
Tortue écouta la proposition.
Marché fait, les
Oiseaux forgent une machine

Pour transporter la pèlerine.
Dans la gueule, en travers, on lui passe un bâton. «
Serrez bien, dirent-ils, gardez de lâcher prise. »
Puis chaque
Canard prend ce bâton par un bout.
La
Tortue enlevée, on s'étonne partout

De voir aller en cette guise

L'animal lent et sa maison,
Justement au milieu de l'un et l'autre
Oison. «
Miracle! crioit-on : venez voir dans les nues

Passer la reine des tortues. —
La reine! vraiment oui : je la suis en effet;
Ne vous en moquez point. »
Elle eût beaucoup mieux
De passer son chemin sans dire aucune chose; [fait

Car, lâchant le bâton en desserrant les dents.
Elle tombe, elle crève aux pieds des regardants.

Son indiscrétion de sa perte fut cause.

Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité,
Ont ensemble étroit parentage.
Ce sont enfants tous d'un lignage.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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