L'Esprit auquel les
Dieux et la
Nature,
L'astre bénin, la sage nourriture,
L'art et l'expérience
Ont fait tant d'heur que son désir suprême
Recherche en tout la perfection même
De qui tient son essence,
Bien qu'en son choix tantôt il se propose
Pour objet l'une et tantôt l'autre chose,
Variable en son change
Comme de tout le cours est variable,
Il est pourtant en son but immuable
Et jamais ne s'y change.
C'est son seul but que d'aimer et de suivre
L'objet parfait et en lui toujours vivre
Tant que parfait il dure ;
Mais quand l'objet se change avecques l'âge,
De changer lors ce n'est de lui l'outrage,
Mais c'est du temps l'injure.
Je ne veux point prendre tant d'arrogance
Que de vouloir que parfait on me pense,
Mais il faut que je die
Que rien ne peut, fors la chose parfaite,
Ni me ravir, ni rendre au joug sujette
Ma raison et ma vie.
Celui qui sait l'architecture antique,
Corinthienne, ionique, dorique,
Aussitôt qu'il découvre
Quelque palais où l'ordre et où la grâce
Est offensée, aussitôt il se lasse
Du regard d'un telle oeuvre.
Et quand le
Temps ravisseur, qui dévore
Tout œuvre beau, nous laisse voir encore
Dedans quelque ruine
La beauté grande et l'art d'un édifice
Qui par les traits de quelque frontispice
Tout entier se devine,
On juge bien pour lors que chose telle
Durant son temps fut parfaitement belle ;
Mais quant à la demeure,
Nul en ce lieu ne peut choisir son aise
Et n'y a nul à qui tout ce heu plaise
Si ce n'est pour une heure.
Celui qui sait l'architecture vraie
De cet
Amour que ma loi veut que j'aie
Du défaut se retire,
Et quand il voit des choses les mieux nées
Par tant de temps de grâces ruinées,
Sans aimer il admire.
Je sais fort bien reconnaître une
Dame,
Soit quant au corps, soit même quant à l'âme,
Quelle les
Dieux l'ont faite ;
Je sais encor les fautes mieux connaître,
J'en sais l'Idée et sais ce qu'il faut être
Avant qu'être parfaite.
Vivant toujours en la constance vraie
De n'aimer rien que paravant je n'aie
Des perfections preuve,
Je sais choisir ou bien rejeter celle
Qui est parfaite ou vulgairement belle
Sans que pris je me treuve.
Ayant choisi, moi-même je viens rendre,
Et en prenant moi-même me sens prendre
Si fort que l'âme mienne,
Ayant trouvé le bien qu'elle désire,
Ayant atteint le but où elle tire,
Se fait serve à la sienne.
Tout autant vit l'affection extrême
Dans moi que vit la perfection même ;
Mais avec la ruine,
Tant des beautés qui tout le corps décorent
Que des beautés qui tout l'esprit honorent,
L'affection décline.
Je ne fais plus que remarquer les traces
Où j'avais vu paravant tant de grâces,
Et louant tout l'ouvrage,
Je suis marri que notre grande ouvrière
Ne fait durer la beauté journalière
Contre l'effort de l'âge.
J'accuse encor la céleste ordonnance
D'avoir comblé d'une telle abondance
Et ce corps, et cette âme,
Pour tout soudain ses bienfaits en retraire
Et leur laisser seulement au contraire
Le regret et le blâme.
Lors en gardant ma constance première,
Je sors de là pour jeter ma lumière
Sur quelque autre excellence,
Car de vouloir tant seulement pour une
Garder en moi la constance commune
Ce serait inconstance.
Lorsque premier de moi tu fus choisie,
Tu enflambais le
Ciel de jalousie
Tant tu étais parfaite ;
Alors tu fus digne objet de mon âme
Puisque le
Ciel ne veut qu'elle s'enflamme
D'une chose imparfaite.
Mais maintenant que l'on voit inconstante
Cette beauté et qu'on voit permanente
Dans moi la brave chasse
Dont je poursuis toujours un bien suprême,
Change avec moi en accusant toi-même
Le cœur comme la face.
Tel sans raison le plus souvent accuse
Qui a beaucoup plus de besoin d'excuse ;
M'accusant de la sorte,
Tu dois penser, puisque mon ardeur vive
S'étend, qu'il faut que mon mal qui arrive
De toi, non de moi, sorte.
S'il sort de toi, tu es seule coupable
Et moi je reste encore plus louable
D'avoir telle constance
Que mon amour qui fut vers toi si grande,
Sur l'autre
Amour qui sans fin me commande,
N'a point eu de puissance.
Toi, donc, au lieu de souffrir quelque peine,
Soit du regret de cette beauté vaine,
Soit de moi qui se change,
Réjouis-toi d'avoir été servie
D'ami parfait, puisque toute sa vie
Au seul parfait se range.
Et t'enrôlant au nombre des parfaites,
Moque-toi lors de tes beautés défaites
Ainsi que de fumées,
Et crois que
Dieu toutes beautés volages
Eût fait durer s'il voulait qu'en tous âges
Nous vous eussions aimées.
Car quoi qu'on die il faut que l'on confesse
Que quand on met l'amour en la maîtresse,
La beauté le fait faire ;
Si la beauté de son sujet s'étrange,
Il faut qu'Amour avec l'objet se change,
C'est chose nécessaire.
Et quand quelqu'un de sa maîtresse âgée
Ne veut en soi voir la flamme changée
Jusqu'à la sépulture,
Il n'en faut pas une constance faire :
C'est s'obstiner et se rendre contraire
Aux lois de la
Nature.
Et si tu dis que je t'aimais à l'heure
Pour le seul corps et que l'amour meilleure
Ne se voit si légère,
Je le veux bien ; mais s'il faut que je t'aime
D'esprit, encore je t'aimerai de même
Que j'aimerais ma mère.
Mêmes encore (qui est-ce qui l'ignore ?)
Leur âge vieil, qui les femmes dédore
Tout ainsi qu'une image,
Leur ôte aussi de l'esprit l'allégresse :
Appelle donc l'amour vers la vieillesse
Aveuglement et rage.
Si tu me dis que tout ce discours montre
Que je fais cas de la seule rencontre
Sans en aimer pas une,
Vu que jamais on ne vit en ce monde
Rien de parfait et vu que là je fonde
Cette
Amour non commune,
J'entends d'autant que l'homme on peut connaître,
J'entends d'autant que parfaite peut être
Notre essence mortelle,
Autant qu'était parfaite en tout la tienne
Et autant qu'est parfaite encor la mienne,
Aimant d'une
Amour telle.
Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012