parcours six mètres gris blanc objectif miroir terminal doublure d'espace clos j'avance tête penchée vers le sol où tombent les indices de la poussière de nos cheveux
de nos poches de nos mains et de notre peau lorsque nous sommes nus
je déplace les pieds
l'un après l'autre
ce qui revient à marcher
je change de place
imperceptiblement
moins vite que les patineurs
qui se croisent la nuit
en se frôlant les joues
dans les allées du
Prado
je change de place
j'avance gramme par gramme
comme une notation de «
Brin »
Berio indique au début doux et immobile
j'avance sans risque de me retrouver
au centre du papier à musique
aux environs de très rapide et sans accents
«
Brin » est un titre de partition
splendidement émouvant
je change de place
j'avance sur la laine du couloir
la porte de la cuisine est à gauche
je n'ai jamais dit à personne
qu'il y a des tarentes dans la cuisine
personne ne les a jamais surprises
c'est une sacrée chance
elles sont pâles presque translucides
comme des jouets japonais en plastique
une grande famille de geckos
aplatis contre un mur
le haut du mur pour la chaleur
d'abord trois ou quatre
ensuite quatre ou cinq
encore une fois trois ou quatre
ensuite deux un couple verdâtre
enfin un seul toujours collé
au-dessus de la porte-fenêtre
je le regarde en prenant une bière
je me dis en ouvrant le frigo
c'est le dernier gecko de ma maison
il dort en paix devant moi
il reste fidèle au mur c'est une habitude que j'ai prise de regarder dans sa direction chaque soir
dans le miroir la lumière change
léger grillage poster brillant
je finirai par le surprendre
appuyé contre une balustrade
en chemise d'été le visage masqué
par le cuivre de la maladie
il suffirait de peu
pour qu'il m'aperçoive
et me fasse signe de la main
pourquoi ne peut-on parler aux morts
L me dit que sans aucun doute c'est
parce qu'on ne les aime pas suffisamment
j'avance vers un tableau-piège
« le lieu de repos de la famille
Delbeck »
fixé en 1960 par
Daniel
Spoerri
ou les installations de
Isidoro
Valcàrcel
Médina
les tables les chaises les couverts les assiettes
les aliments exacts changés tous les deux jours
exhibant l'infecte nourriture de ces «
Repas »
offerts aux indigents de
Madrid
par les institutions de charité
j'avance vers un rite cruel « l'âge de l'âne » en est un le plus vieil âne du village monté par l'homme le plus lourd
et traîné sur les genoux
à travers son paysage familier
les rues les places les montées les descentes
un « terrible périple » disait le journaliste
âne misérable de
Villanueva
au lieu de son exécution encore frappé
à coups de bâtons à coups de pierres
jusqu'à ce que mort s'ensuive
j'avance vers la maison des filles
où sont retenues les putains des champs
« si monsieur le soldat n'est pas satisfait »
phrase simple et simples les suivantes
« au bout de trois plaintes
la femme reçoit une bastonnade publique
et part pour les cheminées »
la lumière change dans le miroir il me reste une petite série de gestes obligatoires
entrer dans le salon
aller aux fenêtres laissées ouvertes l'été pendant la nuit
me pencher compter les maraîchers entre les platanes
regarder les jeunes filles traverser à grandes enjambées
suivre le glissement aquatique des autobus
rentrer les fleurs
croiser les persiennes
et puis
ouvrir la porte du couloir
vérifier les clefs avant de refermer descendre les trois étages arriver dans la rue
il se produit alors chaque matin sans exception un remarquable changement d'appréciation
Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012