L'ombre dit
Mais tu n'es qu'un aveugle et la mer
Emporte des trésors qu'elle ne rend jamais
La moisson n'est jamais pour ceux qui la semèrent
C'est toujours au passé que les amants s'aimèrent
Toute l'herbe du cœur n'est qu'un seul mois de mai
L'ombre dit
C'est par trop ridicule de croire
Que le bel avenir c'est toi continué
Quand tu confonds ainsi la vie et les miroirs
L'imagination les yeux et la mémoire
C'est pure complaisance à tes propres nuées
L'ombre dit
Va-t'en voir s'il vient par les ardoises
Où ta craie ardemment jalonna les sentiers
Le bien-aimé mâchant l'ellébore et l'armoise
Tout parfumé d'oubli dans les monts où narquoise
La nature a repris ses droits de noisetiers
L'avenir d'aujourd'hui ne fait pas la relève
Et
Dieu sait quels chemins il va sans toi fouler
Et le diable y perdrait le latin de ses rêves
Car le hasard des flots ne ramène à la grève
Que des objets sans nom que des songes sans clé
L'avenir
Tu n'as plus que ce mot à la bouche
On te dirait au fond d'une maison fardée
Cette chambre à la chaux où perdant ses babouches
Une fille s'assied se lève et se recouche
La tête à son futur et dans l'ombre accoudée
L'ombre dit
Tu seras comme les feux qu'allument
De village en village au soir d'été les gens
Il n'en reste au matin que des sarments qui fument
Et déjà ne sert plus qu'à porter des légumes
Le mulet qu'on bénit le jour de la
Saint-Jean
La prime et le tanor menant la mascarade
Des franges à ses flancs un enfant sur le dos
Des miroirs des grelots comme à l'enlrellisade
Il croyait ce mulet oublieux des bourrades
Qu'il ne porterait plus jamais d'autre fardeau
C'est la nativité de ce
Saint-Jean d'eau douce
Dont le mois d'août verra la décollation
Qui déjà prédisait le paradis pour tous
Qu'à fin juin l'on fête aux grands hi-han que pousse
Ce mulet ton pareil pour l'obstination
A la
Saint-Jean d'été dans le bruit des sonnailles
Riez si vous voulez du mulet que je suis
Les mulets comme moi franchissent vos portails
Sur vos bouquets en croix comme sur de la paille
Ecrasant la verveine et le millepertuis
Ce n'est pas que je croie à la métempsycose
Si j'ai l'entêtement des mulets voyez-vous
A tout prix s'il vous faut en expliquer la cause
Disons qu'à la
Saint-Jean fleurit le laurier-rose
Et que j'en ai mâché la feuille qui rend fou
Mon avoine est mêlée ainsi que mon langage
Je chante l'avenir bien que vous en pensiez
Et je broute où je veux
Où je veux je voyage
L'instrument qui me sert à des accents sauvages
A l'anche de roseau joignant l'anche d'acier
D'autres se complairont aux accents séraphiques
A la beauté qui pleure avec des cris triés
D'autres prendront la taille à des mots magnifiques
Et quand ils mêleront la mort à leur trafic
Tout le monde voudra boire à leur encrier
Le
Taygète a des feux dont l'homme est le phalène
Que 6e lèvent les vents et meure
Iphigénie
Et le miroir se brouille à l'haleine d'Hélène
Si le ciel semble pur c'est ici
Mitylène
O l'absinthe des noms et leur saveur d'anis
On aime les hauteurs c'est pour en mieux descendre
A des pas consternés tout devient poésie
On tire des leçons de la fin d'Alexandre
Et possédé qu'on est d'une ivresse de cendres
L'anéantissement semble une malvoisie
Je connais l'ordonnance étrange de vos fêtes
Les mécanismes noirs de votre nostalgie
Je connais les secrets de vos ombres parfaites
Je connais les raisons de tout ce que vous faites
J'ai vu plus d'une fois l'envers de vos magies
Paphos n'est qu'une roche et qu'un désert
Palmyre
Sous son grand parasol où donc s'en est allée
Sémiramis la reine et ceux qui se promirent
Un amour éternel où furent-ils dormir
Et ta chair pantelante au loin
Penthésiléc
Je chante l'avenir c'est trop simple de plaire
En mettant dans son jeu l'atout des diamants
Le sépulcre et la nuit et le vocabulaire
Me pardonnent
Nerval
Mallarmé
Baudelaire
Et
Racine et
Ronsard des vieux enchantements
Je chante l'avenir comme une découverte
Comme une lampe énorme et toujours allumée
Et la preuve par neuf et des lèvres offertes
Je chante l'avenir comme une forêt verte
Une hypothèse bleue à la fin confirmée
Je chante l'avenir comme bat une porte
Comme un poisson de feu qui luit dans mes filets
Comme un oiseau dont l'aile à me fuir est si forte
Qu'après lui le vent même a pitié qui m'emporte
Et j'accepte pour tous de n'être qu'un mulet
L'ombre dit
Vainement ton cœur noir se déguise
Je t'écoutais singer le langage des nuits
Il est bien évident que toujours tu t'en grises
Malheureux celui-là que d'autrefois divise
Une aube encore à naître et qui fuit devant lui
Va
Ce funèbre goût qu'a la beauté verbale
Fait ton enivrement et c'est ce lourd parfum
Qui dans tes vers parfois où la rime fait balle
Tintement de timbale à des rives tombales
Flotte confusément comme un amour défunt
Pourquoi donc mépriser la beauté des paroles
Fût-ce pour l'avenir ce n'est jamais assez
De tous les mots qui sont notre chantante école
Et dans les prés d'antan cours récolte raccole
Pour dire l'avenir tous les mots du passé
Il faut de t'en parer faire l'apprentissage
Comme avant de danser sous les micocouliers
Les filles d'Argelés qu'on dit cependant sages
Pour avoir à leurs pieds l'étranger de passage
De rubans de couleur attachent leur soulier
Quoi de tes propres mains ainsi tu t'écartèles
Jamais d'avoir aimé faut-il être puni
Te faut-il renverser toi-même tes autels
Et déclarer si haut tes poètes mortels
Ah plutôt revenons aux bords du
Mondony
Comme tu blasphémais au cœur du
Vallespir
Sur tes lèvres ce nom
Sémiramis passa
Et ce fut à la fois dans un profond soupir
Ninive tout entière et quittant son empire
Ce superbe empereur qui fut à
Canossa
Henri devant
Grégoire a dû plein d'amertume
Dans la neige plier son genou violent
Et l'ancienne cité de brique et de bitume
T'a fait au souvenir de sa beauté posthume
Frémir et renier ton décor catalan
A
Pâques c'est l'usage ils vont de porte en porte
La massue à la main et chantant les marmots
Chassez les poissonniers et que les bouchers sortent
Maudit soit le hareng
La pénitence est morte
Le carême est passé
Maudit soit l'escargot
Par ceux qui vont venir à l'aurore de
Pâques
Réclamer à grands cris les bouchers dans la rue
Assez tôt tu verras tes rêves mis à sac
Et pêle-mêle avec le hareng et la caque
Tout ce qui te fut cher à quoi ton âme a cru
As-tu de l'avenir une image précise
Les
Juifs qui l'attendaient mais non point comme ici
A l'oreille portant des pendants de cerises
Dans les processions et sa longue chemise
N'ont pas su quand il vint deviner le
Messie
Les gens qui nous suivront aux
Juifs seront pareils
Nos souffrances ne leur feront ni chaud ni froid
Ils iront dans la lune avec leurs appareils
Et nous qui n'avons pas la cerise à l'oreille
Bons et mauvais larrons nous mettront tous en croix
Troie encore vivait aux yeux vides d'Homère
Mais eux nous jetteront comme un livre qu'on lut
Et leur machinerie écrasant nos chimères
Ce qui chantait pour nous ce que nos jours rimèrent
Si même on leur en parle ils ne l'entendront plus
Songe que nous voici devant le seuil de l'ère
Passés les courts délais de grandir et d'aimer
D'où notre époque de radars n'aura plus l'air
Là-bas que d'une
Iliade patibulaire
Bonne au plus à fournir des sujets de camées
Le temps qui t'est laissé pour réfléchir est court
Jadis c'était sans mal qu'un poète flirtât
Avec cette naissance ouvrière du jour
Où les hommes en bleu parlaient entre eux d'amour
Sans trop inquiéter la police d'état
Mais aujourd'hui mon
Dieu c'est que tout change et glisse
Jadis on variait mais raisonnablement
Et les pères toujours pouvaient à la police
Avec honnêteté répondre de leurs fils
Ils sont jeunes ce n'est qu'affaire d'un moment
Nous avions doucement des idées généreuses
Les pauvres attendaient chapeau bas leur êcot
La morale gardait les mouvements d'un
Greuze
Monsieur
Cognacq primait les familles nombreuses
Dans son square rêvait
Madame
Boucicaut
Lorsque les lycéens avaient fait leurs problèmes
Ils jouaient dans la cour partagés en deux camps
Depuis
Napoléon l'enfance était la même
Et c'étaient les
Indiens et les
Visages-Blêmes
Tels qu'on les voit dans
Le
Dernier des
Mohicans
Les changements depuis
Fenimore
Cooper
N'avaient jamais été conduits tambour battant
Avenir et passé pouvaient marcher de pair
Même si les fusils dont usaient nos grands-pères
Ma foi s'étaient bien démodés ces derniers temps
Il faut l'avouer
Ces histoires de
Comanches
N'ont plus très grand succès auprès des nouveaux-nés
Nous risquons avec eux de tomber sur un manche
Ces jeunes gens c'est une autre paire de manches
Enfuit de sensibilité que leurs aînés
Je les vois souriant de ce qui nous tracasse
Pour un rien confondant
Byzance avec
Paris
Trouvant nos sentiments compliqués et cocasses
Ceux de nous qui lisaient comprenaient
Z.
Marcas
Vite avec eux ça cessera d'être compris
Bon
Z.
Marcas possible
II s'agit de
Balzac
El parlons à l'envers est-ce que
Rubempré
N'aurait avec plaisir lu
Proust et
Mauriac
Toute proportion gardée ou
Rastignac
Chéri que comme lui
Delphine eût adoré
Car faible était l'écart de nous à
Louis-Philippe
De
Guillaume chantant les colchiques du pré
A
Gérard qui rêvait au ciel du
Pausilippe
Mais il s'est introduit dans le siècle un principe
D'accélération qu'on ne peut mesurer
Et ce n'est pas vieillir qui fit ce long espace
Jusqu'aux jours que voici des jours où nous naissions
Pourrions-nous reconnaître en passant dans les glaces
Les yeux qu'on nous voyait gamins allant en classe
Quand
Latham s'envolait à
Port-Aviation
Déjà nous reléguions aux dépotoirs lyriques
La désaffection des hautes cheminées
Et tout ce
Parc
Monceau de ruines et de briques
Halles rouillées
Foire à la ferraille des fabriques
Inaugure le bric-à-brac de nos années
Notre vie est déjà marchandise des
Puces
Le short suit le chemin de la jupe entravée
Comme fit le melon sur le pas des gibus
J'ai vu le premier automobile-omnibus
Pincez-moi pour savoir si je n'ai pas rêvé
On allait déjeuner à
Longchamp sur l'herbette
On est tous des phonos à saphir plus ou moins
On ne se trouvait pas en caleçon l'air bête
Mais au ciné voir couronner Élizabeth
C'est ça qui vous donne la gueule du témoin
Rappelez-vous comment le
Lambeth
Walk se danse
Déjà
La
Libération ça fait coco
Tout très rapidement perd toute concordance
Quand est-ce que c'était encore une imprudence
La vitesse vertigineuse des vélos
Ah nous aurons demain joliment bonne mine
Fiers d'une fermeture-éclair au pantalon Écrivant des romans avec un stylo-mine
Grand-mère en bikini fait salement gamine
Et les bas se portaient encore de nylon
L'homme de l'avenir c'est l'x c'est le mystère
Ce que tout a changé depuis l'an mil neuf cent
On ne reconnaît plus ni le ciel ni la terre Ça se disait sans doute au temps des
Phalanstères
Mais la
Chine
Monsieur s'y met
C'est menaçant
L'homme de l'avenir
Peut-être que peut-être
Quelque chose de lui le cœur aura changé
De ce qui nous entoure une fois rendu maître
Il sera l'inconnu que demain va connaître
En tout pour nous de fond en comble un étranger
Pour ceux qui nous suivront ce que pas même n'ose
Un
Joliot-Curie envisager tout bas
Même au premier venu du pas dont vont les choses
Deviendra simple banalité dont on cause
En ces parages neufs où nous n'atteindrons pas
Ce qui naît est pareil à l'herbe au cimetière
Effaçant tes amours jusqu'aux dates gravées
Les regrets sur la stèle et ton nom dans la pierre
Et sous ce linceul vert couvrant la dalle entière
Tu n'auras pour personne aimé vécu rêvé
Ce parfum qu'il te semble encore que tu sentes
Cette ombre si légère au cœur qui la chérit
Ce pas qui paraissait un songe de la sente
L'air à peine oublié d'une chanson récente
Ce qui fut n'est-ce pas à jamais ta patrie
Opte pour ce qui fut car ce qui naît t'ignore
Mets-toi sur le chemin qu'emprunte ce qui naît
Dresse à ses pas nouveaux tes embûches sonores 0 mulet qui suivais la prime et le tanor
Et reprends vers la nuit le bât et le harnais
Le dernier avion qui partit de
Shangaï
Et le peuple déjà mettait le ciel en joue
Comme au caparaçon le cheval de bataille
Comme aux poulets servis la table d'épousailles
De l'aile fléchissait sous le poids des bijoux
Le pousse-pousse au sol redressait son échine
L'opium déserté se tournait sur son lit
Et dans le ciel rayé de peurs et de machines
Les trafiquants fuyaient le
Chicago de
Chine
Sur les docks d'où montait le rire des coolies
Écoute l'alphabet pénétrer dans la ville
Les bottes de l'espoir usé par les années
Et toutes les chansons de la guerre civile
Belles comme un mari qui s'en revient d'exil
Et le cheminement de l'Asie obstinée
J'ai bien souvent rêvé de la poussière blanche
Qui dit la longue marche aux terres partagées
Et le nom de
Mao charbonné sur des planches
Que les enfants portaient à ce nouveau dimanche
Sur les pas des soldats comme un troupeau léger
Parce qu'à ces buildings désertés d'antiquaires
De stockeurs de pétrole et de marchands d'armées
On n'entend plus le bruit des changeurs qui marquèrent
Les cours de craie ici ni sous leurs moustiquaires
Les hommes d'alpaga chatouillant des aimées
Parce que nul ici lorsque l'un des siens meurt
Selon le deuil coûteux que naguère on eût pris
Avec le vermillon ne peint plus sa demeure
Et que c'est un scandale à tirer des clameurs
De
VAllgemeine
Deutsche
Farbenindustrie
Parce que le marché des
Provinces
Célestes
S'est réduit à
Formose et que c'est bien mesquin
Pour qui mangeait le fruit de n'en garder qu'un zest
Et
Dupont de
Nemours tristement voit le reste
Echapper au mode de vie américain
Il me faudrait opter pour la peste et la bombe
Hans le joueur de flûte aux jours déshonorés
Me faire le
Kapo du. royaume des tombes
Et meurtrier chantant de l'homme à la colombe
Mâcher le chewing-gum atroce de
Corée
J'inventerais des mots comme une chair vivante
J'habillerais d'amour ces chiffres grimaçants
J'escorterais la mort de paroles servantes
Et bonheur étouffé dans mes strophes savantes
Préparerais demain comme un canard au sang
Non les rimes chez nous n'acceptent pas d'entorse
En dollars croyez-vous achetable un écho
Si
Ford appelle corde ô
General
Motors
Prenez garde au retour d'un mil neuf cent quatorze
Qui soit à vos oignons la fin des haricots
Non non pour les beaux yeux de
Malthus et
Burnham
Personne au chant du coq
Jésus ne reniera
Qui vendant ses sanglots son génie et son âme
Dien
Bien
Phu chanterait la guerre du
Viet-Nam
Par ces sentiers maudits nul poète n'ira
Non
Quand sous l'Allemand les fermes beauceronnes
Étaient l'arbre fruitier sous les boules de gui
Quand
Chartres s'asseyait comme un roi sans couronne
Et l'orgue y lamentait la fin de
Babylone
Les vainqueurs c'est en vain qu'ils mendiaient
Péguy
En vain
Victor
Hugo
Paris les
Feuillantines
Villequier ta douleur et de loin
Guemesey
Jeanne vers toi tournant sa prunelle enfantine
Ces soldats verts jetaient tes vers dans leur cantine
Mais non pas ce pays qu'à nous seuls tu disais
Ce pays a choisi le côté du soleil
Toujours la
Marseillaise éclate au bon moment
Le chant français s'émeut et sa musique éveille
L'avenir qui marie à nos travaux d'abeilles
Les cris émerveillés des petits aux mamans
Je chante l'avenir comme un ciel naturel
Chaque mot que je dis appartient à demain
Il est un grain de blé qui ne craint plus la grêle
Au vaste épaulement des sciences entre elles
Quand l'homme à soi semblable aura des yeux humains
Monde pareil au rire heureux des tourterelles
Poème publié et mis à jour le: 12 July 2017