Le jet d'eau qui se ronge éternellement lui-même
soit qu'il monte en tige très amincie vers les hauteurs
soit qu'il s'étende en tourbillon de fête foraine fontaine
lumineuse ou bien cascade d'exposition le jet d'eau creuse un puits dans l'air qui le dévore semblable au voyageur qui perce des enfilades de trottoirs le gousset vide mais le regard
nourri par l'horizon
Vers la fin de l'été 1930
porteur de tous ces puits et filant sa trajectoire comme
un jet un touriste se promenait dans
Barcelone et les sardanes lui tressaient des couronnes piquées de cris solaires mais légères à son front boursouflé de projets en arrêt musique lointaine et
reculée bien plus lointaine encore
d'être prescience d'avenir que ces danses girandoles fanfares et sardanes que faisait battre comme un pouls le sang du souvenir
A la terrasse des cafés
jusqu'à la nuit les marchandes de journaux s'égosillent
L'une d'entre elles est si belle
avec ses yeux d'autant plus purs qu'ils sont plus ravagés avec sa robe déteinte sa bouche décolorée qu'on la dirait lavée dans les grandes eaux du crime à pleins
seaux de passion
Les taureaux qu'on tue à coups d'épée
au grand soleil dans les arènes
ont le regard moins éperdu
que cette femme qui pourrait être reine des anges
ou de ces fièrcs images qu'on voit dans les chapelles
illuminées beaux mannequins que l'hostie — quand on l'élève —
fait tourner ainsi que bougent, le regard fixe, les figures peintes qui
ornent les orgues des chevaux de bois tandis que montent et descendent les coursiers pareils aux gens qui s'agenouillent dans les églises
Elle crie des titres de journaux
et sa voix grave appesantit le sang dans les artères du
voyageur qui se détourne un long moment et finalement reprend sa marche à travers l'air qui le corrode comme un acide
Près des quais les bateaux
tendent coquettement leurs oriflammes
superbes catins pavoisées
mais charbonneuses encore
à peine sorties de leurs mortelles usines
Entre leurs draps les amoureuses
aux gorges douces
aux cuisses mordues par les punaises
dorment en écartant les genoux
et bâtissent en rêvant leurs maisons d'amour
leurs jardins d'avenir
Ce n'est peut-être pas comme il sonne minuit ni
Pâques ni l'Ascension ni la
Pentecôte ni
Noël mais il y a beau temps que les bohémiens sont passés cahotant leur destin aux fesses crues comme des fesses
de singe il y a beau temps que leurs roulottes sont passées dans un bruit de sonnailles barques sans voiles et vouées bien plus aux puces
qu'aux tempêtes ou aux songes — lorsque le voyageur abandonnant sa nonchalance d'un seul coup s'arrête net les yeux fixés au bastingage d'un navire
Un deux
trois éclairs
ont pollué la nuit
Un deux
trois oiseaux
la becquètent à grands cris
Le voyageur s'essuie le front
tire sa montre
puis s'assied sur une borne et regarde curieusement le
navire absolument quelconque pourtant sans la moindre auréole suspendue au-dessus de son
pont
Quand
Damoclès sous son épée tremblait comme un taureau qu'on châtre et quand le
Christ pas encore crucifié voyait se colorer de sang
la cuvette où trempaient les mains de
Ponce
Pilate leurs paupières fléchissaient sous le terrible faix mais sous l'embus des larmes leurs prunelles scintillaient pareilles aux cuirasses de gladiateurs blessés qui luisent
dans les amphithéâtres
Prédicateur verbeux dont les louches artifices
ne sont que pièges de salive et longs filets baveux
les mortifications que stupidement tu prônes ont des
effets inattendus pour toi mais pain bénit des masochistes qui boivent la douleur ainsi qu'un petit lait
Le crâne haché de fièvre et l'échiné chatouilleuse déjà toute prête au spasme inouï du châtiment le promeneur s'était assis devant les
eaux graisseuses pour savourer l'écume atroce d'une mer de tourments
Ses doigts battaient son front ses phalanges criaient
avec le grésillement des chandelles fraîches éteintes mais dans son cœur le plaisir s'infiltrait mince serpent ondulant comme une ligne qui cherche à s'évader des
limbes
Ville trop tendre
tes boulevards gonfles d'une foule bien plus jolie que
des pierreuses hommes et femmes mêlés en fouillis d'yeux troublants au pilori du ciel clouent l'image honteuse du voyageur esthète qui roule des yeux blancs
car voyager n'est pas goûter la vue rieuse
du bétail profilé sur le soleil couchant
mais chercher à grands coups de serres batailleuses
le pic immaculé dans les glaciers du sang
Que tanguent les vaisseaux ou que planent les aigles face aux rades tranquilles ou sur les monuments ils n'empêcheront pas que la clameur des siècles s'unisse au bruit des
chaînes en un long cri dément
O toi le terrifié!
vaincu par la tempête de ton ombre avant d'être embarqué vers des pays hallucinants le bastingage d'un navire est à tes yeux l'affreux symbole sombre du néant identique
à tous les horizons
Et que s'écroulent maintenant les jours et les années
ruent les marées
vomissent les volcans
et disparaissent les maisons
un désert dénudé sera la parure suprême
du passant qui ressemble à ce jet d'eau ardent
parce qu'il bouge en se mangeant lui-même
Poème publié et mis à jour le: 15 November 2012