Poèmes

Le Bassa et le Marchand

par Jules Laforgue

Jules Laforgue

Un
Marchand grec en certaine contrée

Faisoit trafic.
Un
Bassa l'appuyoit;

De quoi le
Grec en
Bassa le payoit,

Non en
Marchand : tant c'est chère denrée

Qu'un protecteur.
Celui-ci coûtoit tant,

Que notre
Grec s'alloit partout plaignant.

Trois autres
Turcs, d'un rang moindre en puissance,

Lui vont offrir leur support en commun.

Eux trois vouloient moins de reconnoissance

Qu'à ce
Marchand il n'en coûtoit pour un.

Le
Grec écoute; avec eux il s'engage;

Et le
Bassa du tout est averti :

Même on lui dit qu'il jouera, s'il est sage,

A ces gens-là quelque méchant parti,

Les prévenant, les chargeant d'un message

Pour
Mahomet, droit en son paradis.

Et sans tarder; sinon ces gens unis

Le préviendront, bien certains qu'à la ronde

Il a des gens tout prêts pour le venger :

Quelque poison l'envoira protéger

Les trafiquants qui sont en l'autre monde.

Sur cet avis le
Turc se comporta

Comme
Alexandre; et, plein de confiance,

Chez le
Marchand tout droit il s'en alla,

Se mit à table.
On vit tant d'assurance

En ses discours et dans tout son maintien,

Qu'on ne crut point qu'il se doutât de rien.

«
Ami, dit-il, je sais que tu me quittes;

Même l'on veut que j en craigne les suites;

Mais je te crois un trop homme de bien;

Tu n'as point l'air d'un donneur de breuvage.

Je n'en dis pas là-dessus davantage.

Quant à ces gens qui pensent t'appuyer,

Écoute-moi : sans tant de dialogue

Et de raisons qui pourraient t'ennuyer,

Je ne te veux conter qu'un apologue.

Il étoit un
Berger, son
Chien et son troupeau.
Quelqu'un lui demanda ce qu'il prétendoit faire

D'un
Dogue de qui l'ordinaire Étoit un pain entier.
Il falloit bien et beau
Donner cet animal au seigneur du village.

Lui,
Berger, pour plus de ménage,

Auroit deux ou trois màtineaux.
Qui, lui dépensant moins, veillcroient aux troupeaux

Bien mieux que cette bête seule.
Il mangeoit plus que trois; mais on ne disoit pas

Qu'il avoit aussi triple gueule

Quand les loups livroient des combats.
Le
Berger s'en défait; il prend trois chiens de taille
A lui dépenser moins, mais à fuir la bataille.
Le troupeau s'en sentit; et tu te sentiras

Du choix de semblable canaille.
Si tu fais bien, tu reviendras à moi. »
Le
Grec le crut.

Ceci montre aux provinces
Que, tout compté, mieux vaut, en bonne foi,
S'abandonner à quelque puissant roi,
Que s'appuyer de plusieurs petits princes.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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