J’ai vu coasser la grenouille.
Ah, Colette si tu savais !
J’étais assis tout près sur le tronc coupé d’un peuplier d’Italie multicentenaire.
Je me penchais à peine et retenais mon souffle.
Elle ouvrait par dessus la tête comme phares de voiture d’énormes yeux articulés.
Elle avait étalé largement ses grosses cuisses sur le lit fangeux du ruisselet.
Elle avait aplati voluptueusement tout son corps comme éployé.
Sa gueule élargie avancée vers l’espace s’est encore évasée.
Alors par le dessous sa gorge blanche enfin gonflée s’est amplifiée à s’en faire éclater disait le fabuliste.
On attendait un son. Il est sorti comme des profondeurs de cent générations de batraciens qui évoluent en s’adaptant à leur milieu hostile. Long, lugubre et sourd, surprenant dans l’endroit. C’était une note basse, engluée de saveurs boueuses, qui donnait le change à la comptine aiguë d’un passereau voisin. Tout s’est tu comme à la baguette levée du maestro.
Alors une série mélodieuse a comblé le silence dans les derniers rayons de ce jour insolite à l’annonce du printemps précoce.
L’effort démesuré de tout son être arraisonné rythmait les cercles de la flaque. Enflé, vidé, enflé, complet, éructé, vidé. Le yogi se laisse pénétrer du souffle de l’entour puis en expulse lentement la pleine totalité dans une longue plainte venue d’ailleurs, d’un autre monde inconnu qu’on imagine délicieux.
Ému dans ce tableau naturel, j’ai relevé le front. Il suffisait d’un geste inopportun et tout s’est arrêté. Ma voisine s’est allongée, sa peau verte et lisse, brillante et sensuelle s’est glissée dans le royaume sombre du marais.
J'ai vu coasser
par Boiteau René

