Poèmes

Épître Faite pour le Capitaine Raisin, Audit Seigneur de I.a Rocque

par Clément Marot

En mon vivant je ne te fis savoir
Chose de moi, dont tu dusses avoir
Ennui ou deuil ; mais pour l'heure présente,
Très cher seigneur, il faut que ton cœur sente,
Par amitié, et par cette écriture,
Un peu d'ennui de ma maie aventure.
Et m'attends bien qu'en maint lieu où iras
A mes amis cette épître liras.

Je ne veux pas aussi que tu leur cèles ;

Mais leur diras : «
Amis, j'ai des nouvelles
D'un malheureux que
Vénus la déesse
A forbanni de soûlas et liesse. »
Tu diras vrai, car maux me sont venus
Par le vouloir de impudique
Vénus.

Laquelle fit tant par mer que par terre
Sonner un jour contre femmes la guerre :
Où trop tôt s'est maint chevalier trouvé,
Et maint grand homme à son dam éprouvé ;
Maint bon courtaut ' y fut mis hors d'haleine,

Et maint mouton y laissa de sa laine.

Bref, nul ne peut (soit par feu, sang ou mine)
Gagner profit en guerre féminine :
Car leur ardeur est âpre le possible,
Et leur harnais haut et bas invincible.

Quant est de moi, jeunesse pauvre et sotte
Me fit aller en cette dure flotte
Fort mal garni de lances et écus.
Semblablement, le gentil dieu
Bacchus
M'y amena, accompagné d'andouilles,

De gros jambons, de verres et gargouilles,
Et de bon vin versé en maint flacon.
Mais je y reçus si grand coup de faucon ,
Qu'il me fallit soudain faire la poule,
Et m'enfuir (de peur) hors de la foule.

Ainsi navré, je contemple et remire
Où je pourrais trouver souverain mire ;
Et, prenant cœur autre que de malade,
Vins circuir les limites d'Arcade,
La
Terre
Neuve, et la grand
Tartarie,

Tant qu'à la fin me trouvai en
Surie*.
Où un grand
Turc me vint au corps saisir
Et, sans avoir à lui fait déplaisir,
Par plusieurs jours m'a si très bien frotté
Le dos, les reins, les bras et le côté,

Qu'il me convint gésir en une couche,

Criant les dents, le cœur, aussi la bouche,
Disant : «
Hélas, ô
Bacchus, puissant dieu,
M'as-tu mené exprès en ce chaud lieu,
Pour voir à l'œil moi, le petit
Raisin,
Perdre le goût de mon proche cousin ?
Si une fois puis avoir allégeance,
Certainement j'en prendrai bien vengeance :
Car je ferai une armée légère
Tant seulement de lances de fougère,
Camp de taverne, et pavois de jambons,

Et bœuf salé, qu'on trouve en mangeant bons,
Tant que du choc rendrai tes flacons vides,
Si tu n'y mets grand ordre et bonnes guides. »
Ainsi j'élève envers
Bacchus mon cœur,
Pourcc qu'il m'a privé de sa liqueur,
Me faisant boire en chambre bien serrée
Fade tisane, avecques eau ferrée,
Dont souvent fais ma grand soif étancher.
Voilà comment (ô
Monseigneur tant cher)
Sous l'étendard de
Fortune indignée
Ma vie fut jadis prédestinée.
En fin d'écrit, bien dire le te veuil,
Pour adoucir l'aigreur de mon grand deuil. (Car deuil caché en déplaisant courage
Cause trop plus de douleur et de rage
Que quand il est par paroles hors mis,
Ou déclaré par lettre à ses
Amis.)
Tu es des miens le meilleur éprouvé :
Adieu celui que tel j'ai bien trouvé.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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