Poèmes

Quatorzième Arrondissement

par Louis Aragon

Louis Aragon

Lieux sans visage que le vent 0 ma jeunesse rue de
Vanves
Passants passés
Printemps d'avant
Vous me revenez bien souvent

Quartier pauvre où je me promène
Reconnais celui qui t'aima
La sonnette du cinéma
S'entendait avenue du
Maine

Très tôt tes maisons s'aveuglaient
Je m'enfonçais dans tes façades
Les affiches des palissades
Avaient des loques et des plaies

J'arrivais au chemin de fer

Qui bordait la ville et la vie

Au fossé tant de fois suivi

Sans savoir vraiment pour quoi faire

Les trains n'y passaient presque plus
C'était un lieu d'herbe et de flâne
Où dans l'ortie et le pas d'âne
Des papiers ornaient les talus

Les amants guère n'y séjournent
Aujourd'hui plus qu'en ce temps-là
Comme alors j'en suis vite las
Et dans la rue
Didot je tourne

Je vivais la plupart du temps
Dans un hôpital fantastique
Où l'obscénité des cantiques
Oubliait la mort en chantant

Les carabins c'est leur manière
Ils n'ont pas le cadavre exquis
Je n'y jouais qu'avec ceux qui
Leur succédaient dans ma tanière

Car comme on change de veston
A vêpres la lueur des lampes
Pour des visiteurs d'autre trempe
Inaugurait un autre ton

Qui s'en souvient
Tous des pareils
L'air m'échappe à vous la chanson
O mes amis perdus ce sont
Choses qui sortent par l'oreille

Plusieurs sont morts plusieurs vivants
On n'a pas tous les mêmes cartes
Avant l'autre il faut que je parte
Eux sortis je restais rêvant

Décor de la salle de garde
Le soir était sombre à
Broussais
Et dans son faux jardin dansait
La nuit solitaire et hagarde

Jeune homme qu'est-ce que tu crains
Tu vieilliras vaille que vaille
Disait l'ombre sur la muraille
Peinte par un
Breughel forain

Tout le monde n'est pas
Cézanne
Nous nous contenterons de peu
L'on pleure et l'on rit comme on peut
Dans cet univers de tisanes

On veille on pense à tout à rien
On écrit des vers de la prose
On doit trafiquer quelque chose
En attendant le jour qui vient

On sonne
II faut bien que j'y aille
Tout ce sang
Qu'est-ce qu'il y a

Cest sous le pont d'Alésia
Que l'on a fait ce beau travail

Dix jeunes hommes tailladés
Le front la nuque les épaules
Tous récitent le même rôle
A quoi bon rien leur demander

Il est donc des filles si douces
Que seulement pour y toucher
Ce ne semble plus un péché
Messieurs de vous égorger tous

J'ai peu dormi rêvé beaucoup Était-il tôt Était-il tard
Je me tournais sur mon brancard
Tâtant les muscles de mon cou

Ça fait-il mal quand on les tranche
En tout cas c'est bizarre après Ça pend tout autour
On croirait
Du vulgaire corail en branche

Sommeil qui me frappe massue
Tu fais nos yeux noirs pour l'éclipsé
Les sabots d'une apocalypse
Au galop me passent dessus

La lune éteint son anémone
Sur le seuil béant du néant
Et dans un branle de géants
Les démons baisent les démones

Je ne vois plus la lampe bleue
Dans les pavillons de morphine
Où la mort entre ses mains fines
Prend ses amants tuberculeux

Les doigts sur le linge s'agitent À l'approche de pas feutrés

II sort d'un petit front muré

Le doux cri sourd des méningites

Brouillard brouillard de l'infini Ça sent l'iode et la gangrène
Sur les lits de fer où s'égrènent
Les courts sanglots de l'agonie

Le satin de l'homme se lustre

Et pâlit et pareillement

Se ferment au dernier moment

Les yeux sans nom les yeux illustres

La brume quand point le matin
Retire aux vitres son haleine
Il en fut ainsi quand
Verlaine
Ici doucement s'est éteint

Qu'est-ce à la fin que l'être emporte
Dans la fixité de ses yeux
Qu'y reste-t-il qui fut les cieux
Avec lui quelle étoile avorte

Il est là pâle sur son dos
Ses mains ont froissé les draps jaunes
Et dans le parc noir le vieux faune
N'entend plus jouer les jets d'eau

Ni le bruit que fait sur le marbre
L'éventail tombé d'une main
La bouche qui dit À demain
Ni les pas fuyants sous les arbres

Comme un dérisoire secret
Comme un rythme impair de mandore
Le voilà pour de bon qui dort
Sous le faux ciel d'or de
Lancret

O fontaine à mi-voix qui pleure
Le voilà ce cœur sous la pluie

Nul ici-bas n'est plus que lui
Dénué lorsque sonne l'heure

Et qu'on le porte dans un trou
L'égal enfin de tout le monde 11 verra que la mort est ronde
Où l'on repose n'importe où

Ce
Lélian du bout du compte
Nous on lui préférait
Rimbaud
Comme la grand'route au tombeau
Le ricanement à la honte

Ceux qui font métier d'être bons
C'est la honte qui les arrange
Ils donnent une robe à l'ange
Une cellule au vagabond

Les gens les gens
Dieu les emmerde
Naître qui me le demanda
C'était l'époque de
Dada
Qu'importe que l'on gagne ou perde

Renverse ta vie ei ton vin
Tout nous paraissait ridicule
A nous sans soleil ni calculs
Enfants damnés des années vingt

Nous étions comme un rire amer
Au seuil de ce siècle sans voix
O mes compagnons je vous vois
Et vos bouteilles à la mer

Peut-être étions-nous un naufrage
Peut-être étions-nous des noyés
L'avenir a ses envoyés
Dont l'épaule est faite à l'outrage

Un jour ou l'autre nous serons

Le lys sur ceux qui nous marquèrent

Et vos certitudes précaires
Rouleront comme des marrons

De
Montparnasse vers
Plaisance
Ou la
Porte de
Châtillon
La réponse et la question
Semblant une égale
Byzance

Ce que vous avez jamais cru
Déjà décroît comme un faubourg
Dans un bruit lointain de tambours
On a changé le nom des rues

L'histoire a passé dans son van
Votre grain songes décevants
Et voici que dorénavant
Il n'y a plus de rue de
Vanves



Poème publié et mis à jour le: 15 November 2012

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