Place de la République, Martine Broda
Poèmes

Place de la République

par Martine Broda

Martine Broda

loin des nuits
de France‑Culture
où celle à la voix de violon
injoignable
et toujours
la cabine
téléphonique
tu pleures ton carnet égaré

*

place de la République en Ré
où les vieux de Saint‑Martin jouent aux boules
contre les bourgeois chic de Paris
il y a le gourou local
l’homéopathe spirituel

*

celui qu’on vient voir de loin
qu’aujourd’hui pour la troisième fois
simplement
pour parler

*

le médecin aux yeux bleus
pourquoi vous faites‑vous tant souffrir
a‑t‑il dit
vous seriez capable de passer par là
montrant le plus haut sommet

*

moi j’aime la mer pas la montagne
j’aime le climat des îles
sous le vent de l’ouest
aussi changeant que la vie

*

je répondis mais je ne souffre pas
j’écris de la poésie
que je veux lisible par tous
par les marins les garçons de café
les vendeurs de pacotille
du port
les nègres féroces
aux yeux bleus
et les jeunes filles de Charleville
qui ne lisent plus Rimbaud

*

il ne m’a pas entendue
hier il avait soigné mes sinus
une erreur du bon Dieu
a‑t‑il dit

*

antibiotiques
dix jours à nouveau non douze
germes résistants
renforcer
ce système immunitaire déficient
cuivre or argent manganèse oligosols
streptococcinum staphyllococcinum
quinze CH le premier mercredi
et le matin à jeun
une cuillerée d’huile de carthame
première pression à froid

*

je ne sais plus quoi le dimanche
l’important c’est d’y croire
je ne crois pas
pourquoi dites‑vous que vous n’êtes pas croyante ?

*

je crois au soleil et à la pluie
à la poste aux cabines téléphoniques
à la voix des amis
qui vous soutient quand tout est sombre

*

je crois en la bonté
des gens du hasard
la boulangère le gardien d’immeuble
le couple près de la cabine
je crois en la poésie
des rencontres

*

et ce soir sur la place de la République
où jouent les joueurs de boule
je crois
en ce vieil homme aux yeux bleus
plus rayonnants que ceux du médecin
dans son visage tanné

*

Norbert Rougé t’attendait près de la cabine
il avait retrouvé le carnet égaré
avec le précieux numéro de celle
injoignable
sous le signe de qui ton premier voyage à Ré
Agrippa d’Aubigné

*

il avait été menuisier d’ailleurs il habitait au Bois
comme vous il y a trois ans

*

quand
hasard très subjectif
le syndicat d’initiative
vous envoya
en ligne directe
chez d’Aubigné au Morinand

*

nous revenions le soir à pied de Saint‑Martin
Geneviève poussait son vélo devant elle
(elle avait même envisagé intrépide
de louer
une moto
Pégase
car tu aimes chevaucher
sauf à vélo)

*

la nuit des étoiles filantes
sous les ailes du seul moulin de Ré
notre cœur a battu plus fort

*

j’embrassai le vieil homme sur les joues
puis lui parlai de Zimmer poète menuisier
qui disait
le Souabe a beaucoup trop de bon sens pour être devenu
fou par amour
au contraire Hölderlin est devenu fou parce qu’il était
trop plein de sens
lui te parla de son corps couturé
cent deux fois opéré
et quatre fois désexué
depuis sa blessure d’amour
le départ de sa femme il y a
vingt ans

*

il regardait la lumière
ses yeux rayonnaient
tu l’écris
te réchauffant au café Serghi
en dégustant un crumble aux pommes

*

il avait refusé ton invitation
elle faisait bien plaisir mais l’aurait gêné
peut‑être un café demain
sur la place

*

il t’avait attendue en vain
toi aussi tu l’avais cherché
mais le surlendemain
à la treizième heure
après le café promis
tu cueillis pour lui une rose trémière
impasse des Gabarets

*

il collectionnait les cartes de téléphone
tu lui as offert « coup de foudre »
lui demandant de te le renvoyer
par la force des pensées
de penser à toi pour un coup de foudre
réciproque

*

tu avais inventé une nouvelle sorte de mancie
la divination par cartes de téléphone
(la brune de France‑Télécom
et la blonde du bureau de tabac
avaient tiré pour toi dans l’ordre :
« coup de foudre »
puis Belin Libération des ennuis Call home
devineresses ingénues)

Call home ! alors que tu n’avais plus de toi
Saint Martin tousse toute sa pluie
ses acariâtres acariens
sur tes bronches et tes sinus
sans manteau

*

il a plu dans ton appartement
huit fois
en douze ans
mais G. ne pouvait plus te prêter le sien
Call home ! Jimmy retapait ton appartement
un moi et demi

*

le peintre de la famille
chouchouté par ma sœur et ma maman
ouvrier du bâtiment
compétent
Jimmy il est comme ça un peu dans les vapes
mais une fois le nez dans son boulot

italien de Forbach
puis niçois
il était
né dans un train près de Roma Termini

*

il avait fui vers les cieux du midi
le ciel noir de la mine qui avait obscurci
son enfance difficile
à Forbach

*

( )

*
deux ans

*

(fermement arrimée à l’esquif espoir
par gros temps)

*
puis tu retournes à Ré
dès ton arrivée
sur la place de la République

tu t’enquiers de Norbert Rougé

il est mort

Extrait de: 
2023, Toute la Poésie (1970‑2009), Flammarion



Poème publié et mis à jour le: 14 August 2025

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