J’aime que tout de suite ils aient brûlé des ruches.
Abeille, or bourdonnant qui dans l’azur trébuches,
Ils ne sont pas vainqueurs si tu flottes encor,
Dernier petit vestige ailé de l’âge d’or !
« Pourquoi me brûlez-vous mes abeilles ? » demande
Le curé de Fraimbois à la brute allemande.
« C’est la guerre ! » répond le général Danner.
— Oui, celle de la horde à l’essaim libre et fier.
Pourquoi de cette ruche ils ont brûlé le chaume ?
Parce que son travail faisait le bruit d’un psaume
Et que son œuvre avait la forme des rayons.
D’ailleurs, souvenez-vous, à Bruxelles, voyons,
Les Chefs n’avaient-ils pas donné l’ordre à leurs bandes
D’écraser en entrant les fleurs des plates-bandes ?
Et, janissaires gais d’obéir au vizir,
Les soldats sur les fleurs marchaient avec plaisir.
Qu’ils brûlent maintenant les ruches avec joie,
C’est logique : il n’y a qu’un pas, — le pas de l’oie, —
De la fleur écrasée aux abeilles en feu.
Comme elles crépitaient brusquement dans l’air bleu,
Et tombaient ! C’était beau. La cire parfumée
Coulait en ruisseaux noirs ! Et puis, dans la fumée,
Lorsqu’on brûle une ruche, ils sont là quatre ou cinq,
La Fontaine et Platon, Virgile et Maeterlinck,
Qui semblent avec vous, abeilles, disparaître,
Comme si, complétant la victoire du Reitre,
Un peu plus d’humanisme encor disparaissait !
L’abeille, c’est l’esprit dans la lumière, c’est
Une goutte de miel qui monte entre deux ailes !
Comment ces Pesanteurs lui pardonneraient-elles ?
C’est le goût, c’est le choix rapide, c’est le tact,
D’abord le vague essor, et puis l’effort exact ;
C’est l’équilibre et c’est la sagesse, l’abeille !
Et quand l’intelligence humaine s’émerveille
De la ruche profonde, et d’y voir son destin
Mystérieusement ébauché par l’instinct,
A servir les Teutons elle n’est pas encline !
Cet ordre libre et doux n’est pas leur discipline.
Oui, la ruche murmure. Et par l’autodafé
Tout murmure doit être à l’instant étouffé !
L’abeille, qui jamais n’a pesé sur la rose,
Et qui n’entasse pas lourdement, mais compose,
Fine et bonne, et qui croit qu’un être sous le ciel
N’a droit à l’aiguillon que pour défendre un miel,
L’abeille est importune aux barbares ; leur haine
Egale leur mépris pour cette citoyenne
Qui n’arme que de frêle et tendre propolis,
Une cité construite avec le suc des lys !
Il faut des mouches d’or brûler la hutte blonde,
Afin qu’il n’y ait plus désormais sur le monde
Que des guêpes de fer dans des nids de béton !
Ce qu’ils veulent, — enfin le voit-on ? le sait-on ? —
C’est, pour qu’à tout jamais la matière nous ronge,
Qu’il n’y ait plus, au fond d’aucun homme, aucun songe,
Et plus aucune ruche au fond d’aucun jardin !
Le vaincu n’aurait plus dans sa treille, soudain,
— A quoi lui servirait d’avoir gardé sa treille ? —
Aucune abeille ! Et quand je dis aucune abeille,
Je veux dire plus rien d’harmonieux, plus rien
De noble, de léger, de pur, d’aérien,
Plus rien de ce qui fait qu’un cœur latin peut vivre !
Pas un refuge au monde alors !… pas même un livre !
Car leur pied sur la rose abîmerait Ronsard,
Et si nous ouvrions un Chénier, par hasard,
Nous en ferions tomber des abeilles brûlées !
Fruits des siècles ! douceurs dans l’ombre accumulées !
Humble miel de Fraimbois, ou grand miel de Louvain !…
Plus de ruches ! plus d’avenir ! plus de couvain
Secrètement nourri de la fleur des lambruches !
— « Ah ! dit le pauvre abbé, pourquoi brûler mes ruches ? »
Et j’aime qu’au Pasteur d’abeilles le Brûleur
De miel ait répondu : « C’est la guerre ! » — Oui, la leur !
Quant à la nôtre…
Aux premiers jours du choc tragique,
Lorsque nos cavaliers montaient vers la Belgique,
On raconte qu’un soir les cuirassiers français
Traversaient un hameau des Flandres, je ne sais
Plus lequel ; et sur leurs chevaux couverts de roses,
Tous ils chantaient, entre leurs dents, à bouches closes,
La Marseillaise. Ils la bourdonnaient seulement ;
Et c’était magnifique. Et ce bourdonnement
De colère latine au-dessus des corolles,
C’était l’âme grondant sans geste et sans paroles,
C’était la conscience, et c’était la raison ;
Cela faisait un bruit d’orage et d’oraison,
Pieux et menaçant, doré, quoique farouche,
Calme. On ne voyait pas remuer une bouche,
Et ce bourdonnement semblait sortir des fleurs.
Et ceux qui l’entendaient croyaient, les yeux en pleurs,
Entendre, dans le soir aux poussières vermeilles,
Comme une Marseillaise étrange des abeilles…
Et c’est ainsi que, purs, ayant fait à dessein
De leur hymne de guerre un murmure d’essaim,
Nos hommes s’en allaient vers le Nord plein d’embûches
Sauver le miel du monde et mourir pour les ruches !
Poème publié et mis à jour le: 05 August 2022