Poèmes

Le Vieillard et Ses Enfants

par Jules Laforgue

Jules Laforgue

Toute puissance est foible, à moins que d'être unie Écoutez là-dessus l'esclave de
Phrygie.

Si j'ajoute du mien à son invention,

C'est pour peindre nos mœurs, et non point par envie :

Je suis trop au-dessous de cette ambition.

Phèdre enchérit souvent par un motif de gloire;

Pour moi, de tels pensers me seroient malséants.

Mais venons à la fable, ou plutôt à l'histoire

De celui qui tâcha d'unir tous ses enfants.

Un
Vieillard prêt d'aller où la mort l'appeloit :

«
Mes chers
Enfants, dit-il (à ses fils il parloit),

Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble;

Je vous expliquerai le nœud qui les assemble. »

L'aîné les ayant pris, et fait tous ses efforts.

Les rendit, en disant : «
Je le donne aux plus forts. »

Un second lui succède, et se met en posture,

Mais en vain.
Un cadet tente aussi l'aventure.

Tous perdirent leur temps; le faisceau résista :

De ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata.

«
Foibles gens! dit le
Père, il faut que je vous montre

Ce que ma force peut en semblable rencontre. »

On crut qu'il se moquoit; on sourit, mais à tort :

Il sépare les dards, et les rompt sans effort.

«
Vous voyez, reprit-il, l'effet de la concorde :

Soyez joints, mes
Enfants, que l'amour vous accorde. »

Tant que dura son mal, il n'eut autre discours.

Enfin se sentant prêt de terminer ses jours :

«
Mes chers
Enfants, dit-il, je vais où sont nos pères;

Adieu : promettez-moi de vivre comme frères;

Que j'obtienne de vous cette grâce en mourant. »

Chacun de ses trois fils l'en assure en pleurant.

Il prend à tous les mains; il meurt; et les trois frères

Trouvent un bien fort grand, mais fort mêlé d'affaires.

Un créancier saisit, un voisin fait procès :

D'abord notre trio s'en tire avec succès.

Leur amitié fut courte autant qu'elle étoit rare.

Le sang les avoit joints; l'intérêt les sépare :

L'ambition, l'envie, avec les consultants,

Dans la succession entrent en même temps.

On en vient au partage, on conteste, on chicane :

Le juge sur cent points tour à tour les condamne.

Créanciers et voisins reviennent aussitôt,

Ceux-là sur une erreur, ceux-ci sur un défaut.

Les frères désunis sont tous d'avis contraire :

L'un veut s'accommoder, l'autre n'en veut rien faire

Tous perdirent leur bien, et voulurent trop tard

Profiter de ces dards unis et pris à part.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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