Poèmes

L'Automne

par Jean Frémon

Automne

Le Shogun, soucieux d’ajouter à sa gloire, avait ordonné qu’un grand concours de peinture se tînt au palais. Stimulons l’émulation, suscitons des joutes, pensait-il, que tous rivalisent pour me plaire. L’écho d’un tel tournoi, s’il est brillant, passera les frontières et les autres souverains en seront jaloux. Des avis furent envoyés dans les villages les plus reculés, dans les monastères, dans les ermitages. Tous les peintres-poètes du royaume étaient requis au vingtsixième jour de la quatrième lune sur les terrasses de l’Ouest. La règle édictée était d’apporter son matériel, rouleaux de papier ou de soie, pinceaux et brosses, bâtons d’encre et coupelles, et de se faire inscrire auprès du lieutenant de la garde. À l’appel de son nom, chacun devrait improviser une peinture devant le souverain, les hauts dignitaires et les juges, puis dire un poème inspiré par la peinture, qui’il en soit le commentaire ou seulement le titre. Il était loisible aux candidats de composer un poème sur-le-champ ou de faire appel à leur mémoire des anciens. Afin de comparer ce qui est comparable et de choisir le vainqueur sans risque d’erreur, un thème unique serait dévoilé au dernier moment.

Pour se préparer au concours, plusiers méthodes.

L’un s’était assis sur ses talons et avait longuement observé la montagne qui fait face à sa cabane, tentant d’y distinguer la naissance des sources, le rebond des cascades, comment les nuages enveloppent le sommet avant que le soleil n’apparaisse, de quelle couleur sont les pans coupés des rochers, du moins ceux qui ne sont pas dans l’ombre, la forme des intervalles entre les arbres, les allées et venues des pêcheurs au bord du lac et l’échelle respective des êtres et des choses.

L’autre s’était exercé pendant des heures chaque jour afin de retrouver dans son poignet le délié qui lui permettait de tenir le pinceau sans rigidité ni faiblesse afin que les noirs ne soient pas bouchés et que les couleurs brillent de tout leur éclat.

Un troisième emprunta à la bibliothèque du palais un album de modèles et, ayant passé de l’huile sur du papier de riz afin qu’il fût translucide, il s’employa à reporter le plus fidèlement qu’il pût les contours des images des maîtres anciens.

Au lieu de se préparer, Hokusai donnait du grain à ses poulets et s’asseyait à l’ombre d’un grand arbre au bord de la rivière Tatsuta pour rêvasser.

Au jour dit, tous se rassemblèrent, les dames de la cour portant leurs plus beaux atours, les dignitaires prenant l’air important comme ils savent le faire, les juges s’efforçant de ne rien laisser paraître de leur humeur. Précédé des tambours et des cithares, le souverain franchit les neuf enceintes et prit place entouré des majordomes. C’est alors que le directeur adjoint aux rites dévoila le thème du concours: l’automne.

Celui qui s’était préparé en observant le réel pensa : je sais, pour l’avoir vu, qu’à l’automne les sources rejaillissent, que les nuages qui coiffent la montagne sont blancs, que les grottes et cavités apparaissent dans les rochers parce que les feuilles des arbres sont moins nombreuses et les fourrés moins fournis.

Celui qui avait exercé son poignet pensa : les couleurs doivent rester transparentes pour garder vie, même si la vie en automne a la splendeur fragile du déclin, l’encre doit se rétracter sur le papier comme la sève dans le moindre brin d’herbe, d’apparents inachèvements dans la composition seront comme les feuilles manquantes des arbres ou les trouées entre les amas de nuages, pour cela, il convient que le pinceau ne fasse qu’eΔeurer le papier et ne revienne jamais en arrière.

Celui qui s’était adonné à la copie des anciens tentait de se remémorer comment les uns et les autres avaient exprimé la calme tristesse de la saison, de quelle couleur il convenait de peindre la lune, si l’on voyait plutôt des grues ou des passereaux, il est sûr qu’il n’y avait plus de grillons ni de libellules au dessus de l’étang.

Hokusai arrive le dernier, un panier à la main et un rouleau sous le bras. Il déploie le papier sur le gazon ras de la terrasse de l’Ouest, place un poids à chaque angle. Dans une coupelle, il dilue de l’encre bleue, il ajoute de l’eau en abondance afin que la solution reste fluide et transparente. Il pose la coupelle sur le bord du papier.

Dans un bol qu’il garde près de lui, il verse un peu d’encre rouge de la sorte qu’on utilise pour les sceaux qui garantissent les documents offciels.

De son panier, il tire un poulet qui avait les pattes liées et qui néanmoins se débattait avec énergie. Le tenant fermement par les ailes, il lui trempe les pattes dans l’encre rouge.

D’un coup de pied, il renverse la coupelle d’encre bleue, le liquide se répand sur le papier et s’échappe dans l’herbe. Avec son canif, il tranche les entraves de l’animal qui se sauve en courant tout le long du rouleau, laissant derrière lui une traînée d’empreintes brillantes.

Hokusai se prosterna devant le shogun et dit :

C’est l’automne

les feuilles de l’érable

glissent au fil de l’eau.

Après avoir consulté les juges, le souverain dit : «Comment vous nommezvous et comment se nomme votre poulet ? Assurément l’un de vous deux mérite la palme, mais je ne sais pas encore lequel l’emportera. »

Hokusai répondit, c’est du moins ce qu’on raconte : « Seigneur, dans tous les royaumes voisins il y a des paysans qui élèvent des poulets. Un seul souverain a pour humble sujet un vieillard fou de dessin qu’on nommait autrefois Hokusai. »



Poème publié et mis à jour le: 23 December 2022

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