Il était une fois ainsi la fin débute
Un
Paris de remparts de trams et de pigeons
Où comme à
Saint-Michel descendant l'Arpajon
De faux moulins feignaient de tourner sur la
Butte
Il était une fois un
Paris sans raison
Qui n'avait d'autre plan que celui des clochards
Gisants disséminés
Rois tombés de leurs chars
Sur les bancs sur l'asphalte et le seuil des maisons
Les signaux vainement clignotaient par les places
Et dans la pleine lune ou dans le plein midi
Le pavé ressemblait à la main qui mendie
Le vent y décoiffait les chaises des terrasses
Personne n'était plus assis dans les cafés
Il pouvait aussi bien faire beau que pleuvoir
Un ciel de zinc ainsi qu'un drapeau de lavoir
Immobile au-dessus de ce conte de fées
Il était une fois mais c'est une autre histoire
Où l'on dormait debout dans la cour du
Château
Paris se couche tard pour mieux se lever tôt
Les passants matinaux s'en vont par les trottoirs
Leur cœur est ce château frappé d'enchantement
Rien ne fait pressentir le secret qu'ils y portent
Et qu'il faudra cent ans que s'en rouvre la porte
Quelle heure est-il dira la
Belle au
Bois dormant
Cent ans c'est comme hier s'il n'y a plus de biche
Au
Bois s'il n'y a plus même de
Tuileries
11 était une -fois il est toujours
Paris
Comme un sourire au mur des anciennes affiches
Je n'ai de rien gardé mémoire ombre dans moi me semble-t-il
Que tu n'y viennes t'y asseoir et longtemps m'y parler tout bas
Ta main me touche et c'est le soir le bruit y meurt le cœur y bat
Il n'est quartier que tu n'y sois reine à jamais de cette ville
Je n'aime rien que par ta grâce et
Paris ne m'est que d'Eisa
De promenade aurais-je envie où je ne te suive à la trace
Qu'aurai-je écrit qui ne s'efface à moins que ton parfum n'y passe
Le long des murs de notre vie où le crayon du temps s'usa
Oh comment tout commence-t-il tout se dénoue et tout se noue
Je me souviens de
Montparnasse aux premiers jours et de
l'automne
Tu demandes un café-crème et de nous voir les gens s'étonnent
Moins que nous-mêmes d'être ensemble avec l'avenir devant
nous
Rien ne me rappelle au vrai ce carrefour de fumée où nous fûmes
Billes de nickel d'un billard nommé
Destiny
Ni quelle
Main géante y secouait les ressorts du sort dont les vamps et les lampes
Soudain s'allument
La rouge et la verte entre la
Rue
Nouvelle
Stanislas et le
Maréchal
Ney
Et bientôt nul ne saura plus rien de la
Gare aujourd'hui qu'on va détruire ainsi qu'à l'autre bout du collier
Cymbales le
Bal
Bullier ses lumières
Ne s'éteint que ce qui brilla
Lorsque tu descendais de l'Hôtel
Istria
Tout était différent
Rue
Campagne-Première
En mil neuf cent vingt-neuf vers l'heure de midi
Rien ne rappelle aujourd'hui ce pays bizarre
Où tu m'as pris au tournant de ma tragédie
Assis sur mon propre cercueil nouveau
Lazare
Ayant oublié mon âme en des lieux maudits
Rien plus ne rappelle aujourd'hui ce grand bazar
D'Europe et d'Amérique entre rêve et hasard
Où les clients faisaient longuement le lézard
Qu'est-ce que je regrette et qu'est-ce que je dis
Tout le passé se lit comme on lit un poème
Tes yeux y font pâlir le ciel et les siphons
La ville n'y sera que ta toile de fond
Le
Collège
Inn et son pianiste long et blême
Qui ne chantait jamais que les trois mots
Je l'aime
Les nuits où l'on faisait mine jusqu'à demain
De danser de danser dans le creux de la main
Et l'aube arrivait avant le marchand de sable
Un gin-fizz oublié somnolait sur la table
Le verre avait gardé ta marque de carmin
On ne sait pas le vin qu'aimait
Laure de
Noves
Ni ce que fredonnaient pour elle les jardins
Toi tu redemandais parfois
The man
I love
Avant d'aller dormir dans le tendre matin
Passant d'alors passants
Cette femme de cire
Qui de toi fit ce portrait perdu
Le fakir
De la
Rue
Delambre ou le peintre géorgien
Dont c'est ici tout juste si l'on se souvient
De ce qu'il donnait l'air aux gens de radis noirs
Où sont-ils tous partis sans qu'on n'en sache rien
Ceux qui venaient au
Dôme boire
Il était une fois où tu m'avais quitté
Tout
Paris s'était fait désert de ton absence
Y vivre ni crier rien n'avait plus de sens
Ce jour ou cette nuit j'ignore où j'ai été
Si m'ont parlé des gens dont j'esquivais l'approche
Et si l'air était doux et si j'étais jaloux
Si je traversais bien la rue entre les clous
Craignant que d'y manquer tu me fasses reproche
Dieu sait où
Dieu sait quand tout à l'heure demain
Rencontrée à
Passy rencontrée à
Vincennes
Dans le
Bois de
Boulogne ou le long de la
Seine
Dans quel quartier perdu croisé de nos chemins
Ailleurs peut-être ailleurs ou jamais sur la terre
Et j'ouvrais des yeux fous sur ce monde où jamais
Vers moi je ne verrais revenir qui j'aimais
Où parler désormais ne serait que me taire
Absurdement fouiller le ciel comme du foin
Interroger la mer où vient l'ourler l'écume
La forêt pour le bond qu'un écureuil allume
Tendre vers toi les bras comme l'étoile au loin
Journée interminable ô long déshéritage
Tout se faisait impasse où s'égaraient mes pas
Et je croyais t'y voir et tu n'y étais pas
Et même le malheur demeurait sans partage
Rien n'était qu'un buisson qui n'a point accroché
Ta robe ton mouchoir ton ombre ta semblance
Moi j'étais seul comme le bruit dans le silence
Comme un colin-maillard qui ne sait où chercher
Ce bandeau qu'on m'a mis me meurtrit et m'affole
Je tourne sur moi-même et c'est l'air que j'étreins
Seul dans ce cœur obscur dont je suis le chagrin
Un rire amer me fuit comme l'enfant l'école
Pourquoi sortir de moi quel crime ai-je commis
Rendez-moi la lumière avant qu'on me fusille
Et la ville semblait vide et pleine d'aiguilles
Comme un bras douloureux qu'on ait sur lui dormi
Il était une fois
Le chemin de ce conte
Le reprendre à rebours au bout de trente années
C'est pour enfin savoir si je fus pardonné
Et pourquoi tu revins et de quoi j'avais honte
On oublie on oublie
Il était une fois
Un homme à qui le temps ensanglantait la tempe
Et dont le feu filait comme naguère aux lampes
Sans toi qui n'avait plus de sommeil ni de toit 11 était une fois un homme à mon image
Tristement qu'aux miroirs parfois je reconnais
Qui sans toi dans
Paris sans fin se promenait
Et n'y voyait partout pourtant que ton visage
Il était une fois
Je t'ai partout suivie
Absence
Et ce fut long plus que toute ma vie
Avril déjà
Les oiseaux chantent
Au jardin des
Sœurs à côté Ô la lumière indifférente
Dans l'atelier au printemps trente
La nouvelle en plein cœur portée
Nous avions des dieux des
Marquises
Le long des vitres sur les cieux
Gris comme sont les mèches grises
Ce cri de l'âme au piège prise
Je n'oublierai jamais tes yeux
Cela ne se pouvait comprendre
Il a voulu mourir pourtant
Volodia
Moi sous les cendres
Je faisais les braises reprendre
Il n'avait que trente-sept ans
Je revois son dernier voyage
Sa carrure dans l'escalier
Il était trop grand pour notre âge
Il était trop grand pour l'orage
Il s'est lui-même foudroyé
On dit vous savez
C'est la lutte
Tout poète est un mal-aimé
Et sur un caillou le pied bute
Jamais jamais cette minute
Ne s'est tout à fait refermée
L'azur peut-on croire à l'azur
Qu'une brisure a déparé
Et c'est toujours à la brisure
Finalement que l'on mesure
Ce qui ne se peut mesurer
On n'a pas ce que l'on souhaite
On se tue on se tait c'est tout
L'homme part comme les mouettes
Et bien plus tard pour les poètes
Devient une place à
Moscou
Tant de gens qu'on rencontrait qui se muèrent en nuages
Tant de gens ont pris devant nous la route tragique
Tant de gens dont le sort contredit la prime apparence
Tant de gens tant de gens à jamais de qui virèrent les visages non fixés
Dans cette transfiguration du vingtième siècle dont les photos ont déjà jauni
Qui pouvait dire que ce passant pâle un jour brûlerait comme tout un peuple
Et qu'au
Bois de
Boulogne un soir celui-ci tomberait
Qui derrière la tête eût pu voir l'auréole du martyre
Qui serrait sans horreur des mains au sang déjà promises
Garçon un
Viandox
Le bourreau s'asseyait à côté de la victime
Tant de gens qui glissaient sans se distinguer du paysage
L'aile de l'histoire au-dessus n'était pas son ombre encore
Tant de gens qui seront des noms de rues
Des chansons un jour des légendes
Ouvre si tu peux sans pleurer ton vieux carnet d'adresses
Ah quel gâchis mon
Dieu
Mon
Dieu quelle détresse
Tous ces gens étaient faits pour les jours machinaux
Que serons-nous jamais que l'ombre survivante
D'un corps descendu de l'autre côté des choses
Tout ce qui se meurt en nous ce refrain sur nos lèvres
Tout ce qui va vraiment expirer avec nous
Dernier reflet d'un temps évanoui
Retrouve le décor qui n'était point fait pour le massacre
Comme si l'on pouvait à son gré reprendre les événements avant ce tour qu'ils ont pris
Si l'on pouvait choisir de disposer autrement les acteurs
dans
Paris
Imaginer la vie autrement qu'elle, fut et nous fûmes
Le pire changé pour le mieux
O mon amour remettons nos pas dans nos pas
Je ne séparerai point de toi l'aventure de tous
Qui pour moi se confond avec le chant dont je suis habitué
Je ne séparerai point de toi ce théâtre du monde
Où tout pour moi sera de toi parti
C'était quelque part à
Auteuil
Avant moi dans une autre vie
Dont tu semblais quand je te vis
Porter toujours le demi-deuil
Je veux partager ton passé
Donne ta main qu'on y descende
L'enfer était rue
George-Sand
A main droite au rez-de-chaussée
Dans ce quartier d'anti-poème
Désespérément beige et gris
Pénombre blême de
Paris
Sans mémoire que de soi-même
Et de l'aile y battait l'oiseau
Le faux
Trianon de la cage
Les jours y perdaient leur laquage
Les nuits au cœur étaient ciseaux
O cité sans âme et sans charme
Aux couleurs du qu'en dira-t-on
Où l'ennui tenait son canton
Et mal dissimulait ses larmes
Il y a de ça bien longtemps
Déjà le ciel décanille
Mais ta jeunesse ô" ma vanille
Y laissa son parfum pourtant
Si triste qu'y soit la lumière
Le paysage sans beauté
Aura celle d'avoir été
Ce cadre autour de toi des pierres
De ce pays t'en souvient-il
Qui tant avait goût de papaye
Et sa ceinture de corail
Reparle-moi de
Tahiti
Mais tu avais ailleurs la tête
Et tu demeurais là rêvant
Comme les
Iles
Sous-le-Vent
La rue était vide et muette
Et
Suzannah from
Savanah
Ou c'était un autre peut-être
L'air de derrière la fenêtre
Nul passant qui le devinât :
Ta lumière métamorphose
Ce lieu banal à ses fanaux
Où le disque sur un phono
Chantait toujours la même chose
Tout ce qui te touche à la fin
Prendra tournure de romance
Que l'avenir te recommence
Et t'accompagne d'où tu vins
Qu'importe si la terre est ronde
Que tous les cœurs aient leur secret
Le tien suffit qui contiendrait
Toute la musique du monde
Et le soir plus tard les amants
Ici traînant entre les murs
Mêleront
Eisa ton murmure
A l'éternité des serments
Je t'ai regardée dormir un quart de siècle dans le quartier
Vendôme
Au deuxième étage d'un immeuble avec un magasin de bouchons
Un quart de siècle écoutant battre en moi mon amour comme
un métronome
Un quart de siècle sachant qu'il fait jour au roucoulement des pigeons
Symbole de l'ormeau captif jusqu'à la ceinture un pied dans les pierres
Périodiquement qu'on ébranchait des bras mutilés reparti
Juste dans la fenêtre un quart de siècle entre
Saint-Just et
Robespierre
Et l'hôtel au cinq août mil huit cent trente où descendit
Buonarotti
A droite tout au bout le marchand de gibier qui s'appelait
Memponte
Poulets et faisans la cocarde en papier vert à leur cou délicat
Et les cris de l'école et les bruits de tôle du fumiste qui montent
L'orphéon des cuisiniers s'exerce dans la cave du
Syndicat
Qui boude après la guerre paraît-il le cafetier de
La
Marmotte
A l'autre bout l'on débouche entre le clinquant d'un bar et le boucher
Dans le trafic vers le
Palais-Royal et les triporteurs y bar-bottent
Un quart de siècle je vous dis pour le hasard ici d'avoir cherché
Un logement quand on les affichait encore avec une pancarte
A
LOUER un quart de siècle tous les deux cachés dans ce quartier
D'où chaque soir brusquement il semble que la vie et le monde partent
Et ce silence d'aubergine au ciel une fois fermé le chantier
Un quart de siècle comme la lettre volée au milieu de la ville
Cela commence exactement aux jours de la guerre d'Ethiopie
Et tout ce qu'il y eut ensuite et la menace et les temps difficiles
Les rêves malgré tout qu'on portait en soi l'enthousiasme l'utopie
Tout un quart de siècle qui retombe sur vous comme pluie et poussière
À peine ont-ils le temps d'aimer les amoureux ont des cheveux d'argent
Trouvez trouvez sur le plan de
Paris la
Rue de la
Belle-Épicière
Où notre courte et longue histoire est pareille à celle de bien des gens
Le
Paris qui de toi commence
Si beau que c'en est à crier
Le
Paris du neuf février
La nuit noire et le ciel immense
Où le sang de l'homme est semence
Le bonheur eut des jours volés
T'en souvient-il
Ah que chantais-je
Quand c'était le temps des cortèges
O fleuve ô peuple déroulé
Dans
Paris notre champ de blé
On en a répandu la paille
Comme à la porte d'un mourant
Tout à coup si vide et si grand
Que rien n'en est plus à la taille
Ma ville s'en va maille à maille .
Et c'est pour quel saint
Sébastien
Qu'on met à l'Opéra des flèches
Pointant pour d'absentes calèches
Les routes de la
France es liens
Ce
Paris-là n'est plus le tien
Est-il possible qu'on disperse
Ainsi l'avenir le passé
Et serait la craie effacée
Ainsi sur nos pas par l'averse
Avec le trait qui le cœur perce
Si j'aime je crois à demain
Et ta main frémit dans ma paume
Il me suffisait de ce baume
Que le diable se fît humain
Ta main qui parlait à ma main
Un sourd langage de rosaire
Un soir pourtant je l'ai perdue
Je t'attendais où étais-tu
Dans l'étrange et trouble désert
Avec
Danièle et
Politzer
C'était aux premiers jours de l'août
Quarante-et-un
Je me rappelle
Et que la lumière était belle
Qui me criblait de mille clous
Vers le soir
Porte de
Saint-Cloud
Ô quartier de petits hôtels et de pelouses
Ses allées et ses azalées
Il n'y en a plus
II n'y a plus que la nuit noire et chaude alentour
Plus de
Citroën entre ses marronniers ses buis et ses troènes
Que tout cela semblait drôle au sortir de la prison de
Tours
C'était la maison d'un sculpteur
Nous habitions dans
l'ombre verte
Comme des oiseaux migrateurs
Et soudain par la porte ouverte
D'un enclos sombre du jardin
Cette surprise face-à-face
Une tête monumentale émerge au ras du sol
Qu'est-ce qui se passe
Et qui cache ainsi dans la terre un géant blême
Bouée au milieu des graviers de ce faubourg échouée
Et c'est ainsi que j'ai rencontré
Sverdlov aux portes de
Paris
A l'heure des
Panzers aux abords de
Kiev le long du
Dniepr qui vont se ruer vers le sud
Salut
Iakob
Mikhaïlovitch salut à toi
Avec qui nous partageons le pain noir de cette nuit où commence le siège d'Odessa
Et celui qui t'avait pour la pierre pétri
Rêvant d'orner les quais d'un canal dans sa lointaine patrie
Quelque part du côté d'Ivankovo
Ou d'ikcha si bien que vers toi les gens des vapeurs au passage
Auraient agité leur casquette ô sage
Avant l'heure qui péris
Et si
Tu avais survécu tout autre eût été l'histoire
Est-ce
Qu'il pouvait
Lipchitz aujourd'hui de l'autre côté de l'Océan
Imaginer céans la scène avec au-dehors des
S.-S.
Et captive au-dessus de nous la
Tour dans ses antennes
Chantant au couvre-feu quelque
Lily
Marlène
Quelque chose s'est déchiré
Dans l'étoffe de l'existence
Quelque chose dans la substance
Même du temps s'est raturé
Dans ce
Paris dénaturé
On aurait pu remettre en place
Comme au départ des invités
Les objets à terre jetés
Sur le visage l'âme lasse
Est-ce nous qu'on voit dans la glace
Croyant vivre on perdrait son temps
Cette existence est une barque
Dont sans même qu'on le remarque
On n'aura fait cœur haletant
Qu'épuiser l'eau de chaque instant
Pour tout le reste il est trop tard
Pour tout ce qu'en soi l'on portait
Pour tout le rêve et pour tout l'art
Le gardien du parc crie
On part
D'hier comme a l'air d'aujourd'hui
Autre est pourtant qui se ressemble
Bien que le cœur toujours y tremble
Autre le jour autre la nuit
L'homme passe et l'ombre le suit
Les uns s'en vont d'autres s'en viennent
Vêtus un peu différemment
La jeunesse les fait charmants
Mais ces enfants la main qu'ils tiennent
Ne sera jamais plus la tienne
C'est l'essentiel qui varie
Si peu que fasse l'apparence
Je tire un trait
La différence
Est faible dans les mots écrits
Mais
Paris n'est plus mon
Paris
Car l'on devient lorsque vient l'âge
A toute chose un étranger
Aurais-je ou mon miroir changé
Et la lumière ou mon visage
Paris ne m'est plus qu'un mirage
Les yeux ouverts à notre nuit
Sachant quelles sont nos frontières
Préjugeant par ce que fut hier
Et ce que nous fait aujourd'hui
Devers où nous sommes conduits
Nous avons choisi pour demeure
Un lieu d'écart à notre gré
Proche à la fois et retiré
Où notre amour et sa rumeur
Un jour tout doucement se meurent
Nous habitons un long navire immobile au radoub en plein
Paris
Un long navire traversé d'une coursive
Que n'ont quitté ni ses odeurs ni ses pirates
Au-dessus de nous les vents la pluie et le soleil arpentent le pont
Les bras tatoués de souvenirs d'escales
Les hublots de bâbord donnent sur une cour faite pour les
çarriks et le fouet des berlines
Où détrôné
Jacques 11 s'en vient à cheval de
Saint-
Germain-
en-
Laye
Ceux de tribord rêvent à des jardins cernés de pierre ainsi que
des enfants qui ne veulent point dormir
Attendant du printemps la levée au fond de l'eau des tulipes À l'automne prenant la haute arborescence d'algues rousses
Pour des raisons séculaires des bâtisseurs épargnées
Ou si tu montes dans la tourelle capitane ce ne sont
Pas sous la visière de ta main les vagues que tu vas voir
Au-delà des voiliers échoués comme des maisons de faubourgs
Mais les champs d'autrefois où les blés de
Bicêtre et
Vaugirard
s'incendient
Les couvents tout autour et les chasses qui sonnent de la voix
les chiens et les fusils
Nous habitons un long navire et nous y avons comme
Noé
Mis par paires les désirs par paires les pensées
Toute la faune de l'âme à l'abri pour en repeupler l'avenir
Et les baisers qu'aurait à tout jamais lavés le
Déluge
Mots mâles mots femelles classés sur les rayons des chambres
A la façon d'une bouche éprise d'une bouche et s'appelant s'épelant
La nuit sur nous descend comme si nous étions
Des émigrants campant sur leurs bagages
Nous habitons un long navire avec un cri de brouillard au fond
des siècles
Et la mer à tout moment menace de submerger nos mansardes
Une mer qui n'est nulle part dans les atlas
On l'appelle
Mémoire et c'est euphémisme peut-être
O reine habillée à la fois de chansons et de larmes
Vous passez d'une pièce à l'autre en frissonnant
Madame
Le prétexte invoqué de votre venue est une histoire à dormir
debout
Soudain qui vous trouble laissant
Vos gants noirs sur le dos d'un fauteuil
Et vous voiià défaite comme un bouquet de violettes
Auriez-vous par hasard oublié que vous étiez la
Mer
Nous habitons un long navire élu pour s'endormir
Et peu à peu s'éteint la brise et se fait cendre et tout s'apaise
Il faut à cette vie enfin sa halte enfin choisir
Le lieu de la halte acceptée
Ici s'asseoir et là poser son front à la ténèbre de la vitre à la
fraîcheur proche à l'au-delà de la vitre
C'est une demeure où s'habituer à ce qui vient et qui nous guette
Et nous avions à loisir préparé ce lit profond ces lumières qui
ne blesseront point
Mon amour ici j'aime à te voir ici j'appuie à tes genoux ma tête ici je puis n'importe où doucement fermer les yeux
N'importe où ma rétine à jamais ne retiendra plus image que de toi
Nous habitons un long navire de silence et sous lui le temps se balance
La visiteuse est assise là-haut maintenant les jambes croisées
Son voile comme une fumée oscille au-dessus du toit
Elle passe machinalement son rouge sur sa lèvre
Elle attend elle attend dans son plaid écossais ce que nous ne verrons pas
Étrangère ne soyez pas impatiente ainsi
Ni trop pressée À son heure vient toute chose
Qu'est-ce que c'est ce bruit irritant que vous faites
Frappant peut-être de votre bottine l'ardoise
Ou du bout de l'ombrelle
Arrivée au rendez-vous la première À moins que ce ne soit le heurt du rocking-chair sur le plancher battant la mesure du destin
Ne renversez pas tout le parfum sur votre mouchoir
Majesté dans votre nervosité d'amoureuse
La mort
Est toujours une jeune femme consultant la montre â son poignet si lente
Et qui la porte à son oreille et la croit arrêtée
Un long un long navire au bout de la jetée
Mais ce gémissement de l'homme et de la femme
Et ce triste regard avant d'être partis
Ne sont qu'un mouvement naturel de leur âme
Quand de la main sans force il s'échappe l'outil
Même quand la douleur les tord et leur arrache
Les cris désespérés dont le ciel retentit
C'est qu'encore au fond d'eux quelque chose se cache
Opposant à la mort leur dernier démenti
Je parle au nom du couple et j'ouvre la fenêtre
Sur cette nuit dont nul ne peut compter les yeux
Pour un amour éteint que de feux vont renaître
Nous allons nous survivre en ces enfants des cieux
Qu'ils refassent pour nous la route solennelle
Où pour avoir aimé les amants furent dieux
Rien que de répéter la parole éternelle
C'est déjà faire plus et déjà faire mieux
Pour vous comme pour moi faibles et grandioses
Les mots n'ont le besoin d'être plus qu'ils ne sont
Et c'est déjà beaucoup que le printemps des choses
Et c'est déjà beaucoup d'avoir fait la moisson
N'attendez de demain ni moins ni davantage
L'homme à l'homme ne peut léguer qu'une leçon
Et c'est qu'à lui toujours est échue en partage
La lumière d'aimer dont souffrir est rançon
Ah donne-moi ta main toujours qui m'est nouvelle
Ce poignet si petit qu'en frémissent mes doigts
Les phrases que je dis pourquoi m'échappent-elles
Leur banalité même épouvante ma voix
Mais c'est de n'être rien qui me les fait si tendres
Et plus la rime est pauvre et plus le cœur y croit
Et moi la prononçant je m'étonne à m'entendre
Je te dis mon amour pour la première fois
Et voici le
Paris nouveau qui nous entoure
Ce mélange à ce qui fut de l'avenir et tant pis pour qui n'en comprend la beauté
À qui ne s'enivre point des boulevards imaginés comme des fiançailles
Dont l'anneau tourne et se complique et plonge vivant le trafic au fond de ses tunnels toujours allumés
Voici les villages géants aux balcons peints
Voici les tours de couleur avec à leur pied les boîtes de verre où se fait le commerce
Et là sous les maisons passent le vent et les voitures
Les jeunes bâtiments ont des yeux qui n'en finissent plus À côté de quoi l'ancien mur semble aveugle et des quartiers
entiers ont l'air d'un massacre de bibelots
Pleurniche qui veut sur les niches d'antan le bazar des
porcelaines cassées
Un public hors de lui déménage vers cette partie insensée
D'un rugby jamais vu bousculant tout pour marquer ses buts
Des générations déjà comprennent différemment la flânerie
Qui s'en vont l'oreille au transistor sentiments et cheveux en désordre
Toute chose change à la fois de mesure et d'azur
Et si nous n'assisterons pas à la pièce ici qui va se donner du moins
Aurons-nous deviné le décor qui se plante à l'agitation des machinistes
Que notre fin du monde soit pareille à cette halte au haut de la montée
De
Châtillon d'où l'on voit étinceler le paysage Ô capitale de l'An
Deux
Mille
D'ici l'immense corps tu le saisis dans sa croissance
Et c'est un jeune athlète avec ses haltères qui fait le fou
Dans les gradins de brume rose
Du fort de
Vaujour au
Mont-Valérien
Et nous comme le héros de
Jules
Verne à la minute où le feu brûle ses regards
Sachons que la lumière même tirera son salut des larmes
Je ne puis me calmer de ce qu'encore embrasse ma vue
Il n'y a plus de limite à ce bourgeonnement
Je ris
De penser à ce jouet qui s'entoura de remparts
Encore une fois nous sommes devant le rideau d'un théâtre à l'heure où commence un spectacle promis
Et il n'y aura plus d'entracte et la scène est derrière et devant
Ce qui se bâtit n'est pas simplement une cité mais
La vie où ne finiront point d'être en chantier les hommes
 quoi penses-tu lointaine et près de moi toi qui possèdes plus qu'aucun être le sens infini du changement
Toi qui sais d'un mot faire voir l'accomplissement au-delà de l'ébauche
Et c'est à ce belvédère à la fois sur la ville à son point d'ébuliition et sur les futurs enfantements aperçus par la déchirure
Que je donnerai ton nom parce qu'il n'y avait peut-être point de mot jamais à quoi tu te sois mieux complu
Qu'à cette expression des agents immobiliers vantant leur marchandise en petits caractères dans les journaux
Enumérés l'état de la toiture et la salle d'eau les véritables pierres meulières
VUE
IMPRENABLE
Je t'offre
Eisa ce bouquet le
Paris de l'avenir
Toujours à le respirer qui s'effeuille et refleurit
Ce qui va nous absents s'y débattre m'emplit d'une joie amère
Tu le sais bien qu'au bout du compte un jour verra les calculs déjoués
On ne peut arrêter ce qui vient et dont parfois nous eûmes
L'ivresse et le pressentiment
Je t'offre dans un nœud d'autostrades ce bouquet de millions d'asters et d'astres
Où tous les soirs s'allumeront sans nous des papillons de feu
Regarde mon amour de tout tes yeux regarde
Ce creuset de scintillements où se tord la
Seine comme
Une vipère d'émail sous le pied des ponts,-*
Et qu'en monte vers toi le chant qui brûle à jamais ma poitrine
Le chant majeur le chant pour moi que tu résumes
Et qui monte à la lèvre et disperse l'écume
Beau comme après minuit une charrette de légumes
Le chant qui vous crève le cœur d'une plainte de remorqueur
Le chant qui ouvre la fenêtre sur
Paris pur et pourri
Le chant des instruments à naître où l'homme est maître de son cri
Le chant qui te ressemble ainsi qu'au talon nu le sable
Le chant qui meurt quand tu te tais le chant qui tourne avec ta robe
Et qui s'étend de toi montant par l'échafaudage de ta gorge un chemin d'invention perpétuelle
Un chant de la perfection d'être et du bonheur enfin partagé
Poème publié et mis à jour le: 15 November 2012