Poèmes

Truro

par Julien Gracq

Les flèches de la cathédrale de
Truro sont maintenant deux cônes de maçonnerie compacte, et l'aspect des façades a beau demeurer le même, l'espace est étrangement mesuré aux pièces
habitées par l'épaississement anormal des murs; quant à la population — le sourire mesquin et tordu de quelqu'un à qui on a marché sur le pied — on dirait
d'un bernard-l'ermite expulsé par une intumescence interne de sa coquille.
Truro souffre encore sans se plaindre.

D'année en année, la croissance de l'aubier minéral rétrécit vers l'intérieur des pièces l'espace disponible; en même temps la lutte sournoise du
génie végétal contre les angles vifs s'observe à plein : déjà nombre de salles à manger sont en rotonde, et j'ai souvent, invité dans la haute
société de la ville, l'impression anachronique de prendre le thé dans un donjon.
Les meubles qu'on n'a pas eu la précaution de mouvoir sont scellés aux murs par le progrès de la gangue vitreuse, assez comparable par son aspect ganglionnaire à ces plaques
muqueuses qui, de jour en jour, par les hivers froids, bourgeonnent sur l'ardoise des urinoirs.
La minéralisation gagne particulièrement vite les draperies : l'aspect est resté encore souple que la main fait crouler les franges des rideaux en une friable poussière de
craie.

On a beau éloigner sa couche des murailles et cacher son appréhension sous le prétexte de la mode ancienne des lits de milieu, il arrive parfois que le visiteur au petit matin
tâte du doigt un drap déjà rigide, ou crève d'un orteil impatient une insidieuse pellicule de marbre, comme un poisson troue d'un coup de queue la jeune glace des mers
du
Sud.
Le phénomène des stalactites ne s'observe guère que par les saisons pluvieuses, dans les parages du
Faubourg
Maritime.
Ce n'est pas qu'il y ait à proprement parler danger, encore qu'on cite déjà des phénomènes subaigus et des cas d'occlusion accélérée des issues de
secours, et cependant — quoique, je le reconnais, sans raisons vraiment péremp-toires — je me permets de déconseiller dorénavant le séjour de
Truro, car dans de telles pièces, comme dit le poète, on ne loge pas seulement son corps, mais aussi son imagination.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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