Portraits, Gérard de Nerval
Poèmes

Portraits

par Gérard de Nerval

Gérard de Nerval

Reparlons de la Cydalise, ou plutôt, n'en disons qu'un mot : — Elle est embaumée et conservée à jamais dans le pur cristal d'un sonnet de Théophile 8, — du
Théo, comme nous disions.

Théophile a toujours passé pour solide 4; il n'a jamais cependant pris de ventre, et s'est conservé tel encore que nous le connaissions. Nos vêtements étriqués
sont si absurdes, que l'Antinous, habillé d'un habit, semblerait énorme, comme la Vénus, habillée d'une robe moderne : l'un aurait l'air d'un fort de la halle
endimanché, l'autre d'une marchande de poisson. L'armature colossale 5 du corps de notre ami (on peut le dire, puisqu'il voyage en Grèce aujourd'hui) lui fait souvent du tort
près des dames abonnées aux journaux de modes; une connaissance plus parfaite lui a maintenu la faveur du sexe le plus faible et le plus intelligent; il jouissait d'une grande
réputation dans notre cercle, et ne se mourait pas toujours aux pieds chinois de la Cydalise.

En remontant plus haut dans mes souvenirs, je retrouve un Théophile maigre... Vous ne l'avez pas connu. Je l'ai vu un jour, étendu sur un Ut, — long et vert, — la poitrine
chargée de ventouses. Il s'en allait rejoindre, peu à peu, son pseudonyme, Théophile de Viau, dont vous avez décrit les amours "panthéistes, — par le chemin
ombragé de l'Allée de Sylvie. Ces deux poètes, séparés par deux siècles, se seraient serré la main, aux Champs-Elysées de Virgile, beaucoup trop
tôt.

Voici ce qui s'est passé à ce sujet : Nous étions plusieurs amis, d'une société antérieure, qui menions gaiement une existence de mode alors, même pour les
gens sérieux. Le Théophile mourant nous faisait peine, et nous avions des idées nouvelles d'hygiène, que nous communiquâmes aux parents. Les parents comprirent, chose
rare; mais ils aimaient leur fils. On renvoya le médecin, et nous dîmes à Théo : « Lève-toi... et viens soupeT. » 2 La faiblesse de son estomac nous
inquiéta d'abord. Il s'était endormi et senti malade à la première représentation de Robert le Diable.

On rappela le médecin. Ce dernier se mit à réfléchir, et, le voyant plein de santé au réveil, dit aux parents : « Ses amis ont peut-être raison.
»

Depuis ce temps-là, le Théophile refleurit. — On ne parla plus de ventouses, et on nous l'abandonna. La nature l'avait fait poète, nos soins le firent presque immortel. Ce
qui réussissait le plus sur son tempérament, c'était une certaine préparation de cassis sans sucre, que ses sœurs lui servaient dans d'énormes amphores en
grès de la fabrique de Beauvais; Ziégler 4 a donné depuis des formes capricieuses à ce qui n'était alors que de simples cruches au ventre lourd. Lorsque nous nous
communiquions nos inspirations poétiques, on faisait, par précaution, garnir la chambre de matelas, afin que le paroxysme, dû quelquefois au Bacchus du cassis, ne compromit pas
nos tètes avec les angles des meubles.

Théophile, sauvé, n'a plus bu que de l'eau rougie et un doigt de Champagne dans les petits soupers.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

Lettre d'Informations

Abonnez-vous à notre lettre d'information mensuelle pour être tenu au courant de l'actualité de Poemes.co chaque début de mois.

Nous Suivre sur

Retour au Top