Je n'ai qu'une patrie : c'est mon langage.
J'habite le français.
Mon passeport décline un paysage,
et j'en suis le basset,
le chien de luxe ou le cheval de race.
Dans mes verbes normaux, je mesure mon temps et mon espace.
Mais il suffit d'un mot
pour faire un arbre, ô règle du poème
où je trouve l'Escaut.
Ma
France dit : «
Raconte-moi qui m'aime ;
j'en garderai l'écho. »
Louis
XIV a cette autre exigence :
«
Me rendra-t-on le
Rhin ? »
Ma consonne est durable dans ses transes :
ne mettez pas de frein
aux métaphores que j'emploie ; j'assume
un besoin de rêver.
Mon village natal s'appelle « plume »,
et « encre » un dérivé
de l'écriture : un sentiment fébrile.
Je suis un citadin pareil à la statue, et je suis l'île
qui montre son dédain
pour les crimes du jour.
Je suis logique
comme on l'est chez
Pascal entre la fièvre et les mathématiques.
Sur ma table, un bocal
héberge un poisson rouge : est-ce tendresse
ou peur de quelque élan ?
Le romantisme aigu, je vous le laisse :
je dors sur le mont
Blanc.
Je me déchire et j'y vois ma maîtrise :
qui ne le comprendra ?
Une image m'attend; souffle une brise.
L'océan monte avec mes bras.
Je mords l'écume et je mange la terre.
J'ordonne qu'un printemps vienne en novembre : est-ce un mystère,
si le poème étend
sur la réalité sa dictature ?
Je m'arroge le droit d'écrire ici : «
La rosée dure
autant que vous. »
J'ai froid,
j'ai chaud, j'ai mal.
Je suis une harmonie
comme la
Saône une eau, trop tranquille ou trop brusque.
Elle est unie,
ma grâce, par l'anneau.
à mon effroi.
Ne craignez pas les rondes
qu'accompagnent les deuils.
Je chanterai les boues de la
Gironde,
la
Corse sans accueil,
la
Bretagne couchée sous ses mâchoires,
Jean
Racine et
Pasteur.
C'est dans mes vers que s'affirme une
Histoire
— gendarmes et voleurs —
où je serai l'arbitre, ô ma cigogne
qui survoles
Strasbourg !
Il ne faut pas que
Descartes me rogne
cette églogue d'amour.
Chaque poème a sa géographie :
j'y combats le néant.
Rose prête à t'ouvrir, je te confie
que mon cerveau béant
connaît la peur.
Il faut être efficace :
j'écoute
Clemenceau,
Sully,
Colbert, et le
Rhône qui passe
est aussi mon ruisseau.
Ma solitude est moins seule en
Cerdagne ;
je salue
Mazarin.
Vous savez bien qu'un doute m'accompagne ;
mon verbe a pour l'airain
trop de dégoût : s'il se remet en cause,
c'est par modernité.
Le poète ce soir s'exprime en prose
et doit la mériter ;
il met la rime à ses humeurs contraires :
la mode est de
Paris.
Il ne sait pas si son vocabulaire
se moque de l'écrit.
Ce drame, au fond de moi je l'improvise ;
Henri
IV en frémit.
Elle est trop longue, l'année des cerises,
et j'ai mille ennemis.
Cette chanson ressemble à ma ruelle
entre ses trois pavés.
Connaissez-vous les aubes tourangelles
et ce chemin privé,
qui conduit au suicide sans souffrance :
est-ce près de
Chinon ?
Je m'aime peu, je préfère la
France.
Quand nous nous condamnons,
le désespoir contrôle nos colères,
et le cœur nos excès.
Je suis solide malgré
Baudelaire
et
Alfred de
Musset.
Je vous offre la fosse et la fontaine
qui réveille un jardin,
Fracasse et d'Artagnan, mes capitaines,
un tableau de
Chardin,
François
Ier se lissant la moustache,
ce poème à l'endroit !
Une misère intime, que je cache,
y serait à l'étroit.
Je ne fais pas la cour à
Lamartine
ni à
Victor
Hugo.
Mon siècle vit de rage et de rapines ;
nous sommes tous égaux.
Quand un peuple dérange, on l'atomise :
comme va le progrès !
La fin du monde est pour demain : sottise...
Je consulte un cyprès
et ne reconnais pas ma soixantaine
car mon verbe est dispos ; les neiges du
Brévent lavent mes peines.
Je changerai de peau
si le destin l'exige.
Où va l'espèce
et que peut l'œuvre d'art ?
Les règles du malheur, je les transgresse :
je remplace
Ronsard.
Ne soyez pas nouveaux, soyez classiques :
ainsi vous survivrez.
Je fais de ma morale une musique :
je m'étends sur un pré
aux environs de
Manosque ou de
Sète.
L'endroit n'a pas de prix; lorsque le vent se lève, il est honnête,
grâce à
Paul
Valéry.
Je suis à l'âge où les horreurs s'effacent
devant un roitelet.
Je tremble, et ce n'est pas la mer de
Glace
qui me rendra moins laid
ce déclin de mon âme, où j assiste
Molière
à masquer mon dépit.
Je suis sans ombre et ma muse est grossière
comme un grain sur l'épi.
Les lieux communs ont retrouvé leurs charmes.
Suis-je contemporain de moi-même aujourd'hui ?
Je me désarme
et je vide mes reins
de ce poison : la poésie nocive
qui corrode le vrai.
Aucun bateau n'approche de mes rives :
je suis fruste et concret.
Je me moque de moi comme
Voltaire,
sans me trouver fatal.
Je meurs trop tard : ce n'est pas une affaire
pour
Gérard de
Nerval.
Je parle ce matin à
Bonaparte ;
c'est
Saint-Just qui répond.
Obéirai-je ?
Les amis repartent ;
il faut franchir le pont
entre la chose vue, l'imprévisible
et celle qu'on ne voit ni de jour ni de nuit.
Je vis sans
Bible;
je change aussi de voix,
pour être la victime, ô mandragore !
de mon dédoublement.
Un tigre bleu est sorti de mes pores :
me direz-vous comment ?
Je ne suis plus humain : le vieux fantôme
a brisé le miroir.
Le verbe a retiré ses mots : il chôme
par excès de savoir.
Le baroque et l'impur, si je les mêle,
vont-ils me protéger ?
Une étoile se fâche, un ruisseau bêle :
je deviens trop âgé
pour ce genre de choc.
Je concilie
le lierre et le chardon, la cendre et l'or, le buveur et la lie,
pourvu que tous mes dons
fassent mon équilibre et réussissent
à vous plaire au matin, quand vous comptez, penauds, les cicatrices
de l'amour qui s'éteint.
Le sens du dérisoire et la cautèle
m'empêchent d'être ému : je voudrais ressembler à
Sganarelle
mais je suis
Bardamu,
toujours insatisfait, toujours hostile,
je ne sais pas à qui.
Marin, je vais au bout de ma presqu'île
et je n'ai rien acquis,
en cinquante ans, qu'un semblant de bourrasque,
un regard assassin, un rire sans pardon parmi les masques.
Si
Nicolas
Poussin
voulait un jour me peindre, ou
Paul
Cézanne,
je les reconduirais ; je tiens à mon désordre, et de ma canne
je détruis mon portrait,
afin que nul ne me soit vraiment proche.
En vain,
Georges
Seurat m'implore de poser : vides mes poches,
pauvre parmi les rats,
inaccessible, heureux de le paraître,
négligeant la vertu, fils indigne, je suis mon seul ancêtre.
Et toi, la mort, sais-tu
qu'au moindre de mes vers je te provoque ?
Je n'ai de vérité que cette complaisance : une équivoque
qui convient aux ratés.
J'aime
Gauguin; m'offre-t-il un refuge,
ou est-ce
Delacroix ?
Par le génie des autres je me gruge :
j'attends celui qui croit
en mon caprice, en mes élans contraires,
en mes songes poltrons.
Qui me suivrait ?
Guillaume
Apollinaire
est plus sot qu'Aragon.
Ma conscience voudrait que ma planète
me donne du souci ; borgne plutôt, mon poème s'apprête
à rester calme, assis.
contemplant le lilas de ma
Bourgogne
ou mon cheval normand.
Trop de conflits, de provinces qui grognent !
Égoïste un moment,
je demande pardon à mes semblables,
de ne les secourir qu'avec ces mots synonymes du sable,
qui font mes repentirs.
Je suis trois, je suis cent, je suis multiple :
avancez la terreur !
Ma tour est sans ivoire et mes disciples
ont un maître meilleur,
qui me reste inconnu.
Ma chanson crève,
pareille à ce bubon.
Je me déchire encore et me soulève :
je suis flamme et charbon.
Moi qui causais jadis d'autres ravages,
je me sais anodin : une églogue finit par rendre sage
son triste baladin.
Le poème s'achève ; il recommence,
afin de mieux pécher.
Le poète est jaloux de sa romance,
qui veut se détacher
de sa faconde et de son rire acerbe.
Je ne suis pas
Boileau ; prétendez-vous que
François de
Malherbe,
auprès de moi, îlot
de rigueur, de droiture et d'harmonie,
est un esprit fameux ?
Je préfère au respect la zizanie ;
dans le sang je me meus :
il peut paraître pâle ou incolore,
il m'aide à respirer.
Si ma pensée lentement s'élabore,
j'en suis toujours frustré.
Tout est instinct !
Je veux que mes obsèques
ressemblent au ressac d'un navire éclaté ; je me dissèque,
mais je revêts un frac
pour être propre et digne, en haut-de-forme,
sans accomplir d'effort parmi les mots, les moineaux et les ormes,
qui me trouveront mort.
Poème publié et mis à jour le: 13 November 2012