Poèmes

Les Hommes en Fil

par Henri Michaux

Henri Michaux

Au bout d'une longue maladie, au bout d'une profonde anémie, je rencontrai les hommes en fil.

Je les aurais chassés, mais moi-même plus faible qu'un souffle... et ils me traversèrent, car j'étais toujours de ma taille et eux fort petits, m'infligeant un malaise
extrême.
Parfois simplement, ils se tenaient devant moi, mais ma gêne n'en était pas dissipée, car je savais qu'ils devaient à nouveau me traverser bientôt, indifférents
à la matière de mon corps, comme un banc de sardines franchit sans se presser les mers du
Nord.

Ils passaient roides le plus souvent comme sous une excessive tension.

Qu'ils fissent dégât en moi, je ne le jurerais pas.
Mais leur empreinte quoique vague avait un caractère atroce.

Quant à s'y accoutumer, qui apprenant que sa dent est poreuse mâcherait encore avec confiance?
Et c'était tout le corps, non une dent.

Parfois un noyautement intérieur se produisait et je me disais : «
Ah, venez maintenant, venez donc.
Voyons si vous passerez... et comme je vous romprai, si vous faites tant que de forcer le passage. »

Sur ces entrefaites, ils se dissipaient à la vue.
Mais les minutes de force bientôt écoulées avec la caféine, je me retrouvais creusé d'espaces vides et ouvert abominablement de toutes parts à ces petits hommes en
fil toujours prêts à passer.
C'était sans difficulté pour eux et ils le faisaient sans me prêter attention.

Cependant, un grand sommeil m'ensevelit après lequel la santé dont je recouvrai des semblants me permit, après une longue retraite, de recevoir quelques visiteurs.
Je les vis avec surprise.

Comme la tête sur mon oreiller, je les considérais en silence, figés dans une expression de bienveillance obligée, je constatai qu'ils avaient eux aussi quelques hommes en
fil (d'ailleurs plus mous et flexueux) et les échangeaient parfois sans même y prendre garde.

Pour moi, si faible que je fusse, personne n'eût pu prendre mes petits hommes, ni en échanger quelques-uns contre d'autres.

Peut-être y aurait-il eu avantage à l'échange, pour ma santé, pour ma distraction (selon ce que je voyais faire aux autres qui en paraissaient joyeux).
Mais il se trouva que je demeurai avec les miens et qu'ils ne purent s'éloigner ni trouver compagnons ou substituts.

Tel était mon état, et ce n'était pas le bonheur : j'étais dans mon corps comme dans un grand couvent.

Cependant les années passèrent, ma santé revint, puis encore des années passèrent, puis une guerre, puis une famine, à nouveau j'étais accablé, mes
petits hommes, tout minuscules cette fois et aux contours mous, n'importe qui pouvait à présent les remuer, et certains pouvaient même me les ravir, ce qu'ils faisaient avec
l'insolence de leur force.

A cela je connaissais que mon désespoir était profond.
Non pas la mort me retenait de me tuer, mais ma défaillance à me déterminer.

Cependant s'écoulèrent encore beaucoup d'années, la guerre finit, la mémoire et les forces revinrent, alors je vis que je m'étais laissé aller à faire une
nombreuse famille de cinq enfants et que je n'avais plus le moindre coin à moi où je pusse me mettre avec mes petits hommes en fil.

Ainsi disparurent ceux auxquels je m'étais cru attaché à jamais.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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