Poèmes

Le Bateau Ivre

par Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud

Analyse du Poème Le Bateau Ivre

Arthur Rimbaud a écrit ce poème sous forme de métaphore du point de vue d'un bateau pour décrire le voyage difficile de la vie. Le bateau selon lui prend beaucoup d’eau, ce qui le fait devenir 'ivre' et se perdre. En coulant, le bateau voit de nombreux sites merveilleux, laids et vivants, comme une baleine en décomposition, des plantes phosphorescentes qui semblent se réveiller et chanter. Lorsqu'il avait écrit ce texte, Rimbaud avait 16 ans. Son idéalisme juvénile sur la valeur de la poésie était à son apogée et semble si évident dans ce poème. Il se voyait comme un visionnaire et décrivait le bateau comme une personne qui voit et comprend le monde dans toute sa laideur, sa beauté et sa transcendance. Cependant, le poème se termine amèrement par le bateau qui souhaite et espère la mort. Aucun autre poème n'a été discutté, analysé et commenté plus que le Bateau Ivre durant ce dernier siècle tellement il est apparent qu'il n'ya aucune limite au Symbolisme utilisé dans ce texte et toutes n'ont pas encore divulgué tous ses secrets.

Le poème a été écrit en 1871 et a été envoyé par lettre à Paul Verlaine en septembre 1871. Ce dernier le publiera dans la revue Lutèce en 1883. Il a été écrit à la première personne du point de vue d'un bateau à la dérive après le massacre de tous ses passagers. La description de la trajectoire erratique du navire, son assaut de tempêtes et les immenses déchets de l’océan reflètent le tourment de l’âme du poète. Le poème a été écrit en partie en défit et réponse au poème de Charles Baudelaire 'Le Voyage' dans lequel ce dernier faisait la distinction entre art et réalité.

Le Bateau Ivre décrit le voyage fantastique du poète depuis les frontières de la subjectivité conventionnelle et du sens commun à travers une séquence de décors de plus en plus surréalistes, se terminant dans un océan d'extase où toutes les références fixes ont disparu, les catégories de toutes les expériences sensorielles sont floues, et la poésie et le poète sont mêlés dans une métamorphose sans fin. Il décrit aussi le voyage du voyant qu'il était dans un bateau ivre libéré de toutes contraintes et plongé dans un monde de mer et de ciel qui vibre aux rythmes érotiques d'une force dynamique universelle. Le voyant lui-même est à la recherche extatique d'un idéal non identifié qu'il semble entrevoir à travers le tumulte aquatique. Mais les monstres menacent, le rêve se brise dans le cataclysme universel, la lassitude et la pitié de soi prennent le dessus, et le bateau et le voyant capitulent. Ici, Rimbaud a réussi à faire correspondre la forme à la vision. Un rythme martelant fait avancer le poème par enjambement à travers les vers avec des rimes internes et des répétitions enthousiastes qui montent en allitération comme avec la houle de la mer imaginée. Des images d’une vivacité saisissante jaillissent et se fondent de manière inattendue dans la furtive clarté des hallucinations et l’évocation poétique des couleurs, du mouvement et de la sensation des eaux entraînent directement les sens du lecteur.

Le poème est composé de 100 vers d'une série de 25 quatrains. Il est considéré comme révolutionnaire dans son utilisation demesurée de l'imaginaire et du symbolisme. Il est l'un des plus longs et peut-être l'un des meilleurs poèmes d'Arthur de Rimbaud.

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Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

Extrait de: 
Poésies (1870-1871)



Poème publié et mis à jour le: 07 June 2019

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