Ce n'est pas qu'il songe à coucher dans les carrières de Montmartre, mais il aura de longues conversations avec les chaufourniers. Il demandera aux carriers des renseignements sur les
animaux antédiluviens, s'enquérant des anciens carriers qui furent les compagnons de Cuvier dans ses recherches géologiques. Il s'en trouve encore. Ces hommes abrupts, mais
intelligents, écouteront pendant des heures, aux lueurs des fagots qui flambent, l'histoire des monstres dont ils retrouvent encore des débris, et le tableau des révolutions
primitives du globe.
Parfois, un vagabond se réveille et demande du silence, mais on le fait taire aussitôt.
Malheureusement, les grandes carrières sont fermées aujourd'hui. Il y en avait une du côté du Château-Rouge, qui semblait un temple druidique, avec ses hauts piliers
soutenant des voûtes carrées. L'œil plongeait dans des profondeurs d'où l'on tremblait de voir sortir Ésus, ou Thot, ou Cérunnos l, les dieux redoutables de nos
pères.
Il n'existe plus aujourd'hui que deux carrières habitables du côté de Clignancourt. Mais tout cela est rempli de travailleurs dont la moitié dort pour pouvoir plus tard
relayer l'autre. C'est ainsi que la couleur se perd ! Un voleur sait toujours où coucher : on n'arrêtait en général dans les carrières que d'honnêtes vagabonds qui
n'osaient pas demander asile au poste, ou des ivrognes descendus des buttes, qui ne pouvaient se traîner plus loin.
Il y a quelquefois, du côté de Clichy, d'énormes tuyaux de gaz préparés pour servir plus tard, et qu'on laisse en dehors parce qu'ils défient toute tentative
d'enlèvement. Ce fut le dernier refuge des vagabonds, après la fermeture des grandes carrières. On finit par les déloger; ils sortaient des tuyaux par séries de cinq ou
six. Il suffisait d'attaquer l'un des bouts avec la crosse d'un fusil.
Un commissaire demandait paternellement à l'un d'eux depuis combien de temps il habitait ce gîte.
« Depuis un terme.
— Et cela ne vous paraissait pas trop dur?
— Pas trop... Et même, vous ne croiriez pas, monsieur le commissaire, le matin, j'étais paresseux au lit. »
J'emprunte à mon ami ces détails sur les nuits de Montmartre. Mais il est bon de songer que, ne pouvant partir, je trouve inutile de rentrer chez moi en costume de voyage. Je serais
obligé d'expliquer pourquoi j'ai manqué deux fois les omnibus. Le premier départ du chemin de fer de Strasbourg n'est qu'à sept heures du matin; — que faire
jusque-là?
Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

