La Goguette - Prose, Gérard de Nerval
Poèmes

La Goguette - Prose

par Gérard de Nerval

Gérard de Nerval

Nous n'attendîmes pas cette heure. Une affiche bizarre attira notre attention. Le règlement d'une goguette était affiché dans la salle :

Bury, président. Beauvais, maître de chant, etc. Art. 1er. Toutes chansons politiques ou atteignant la religion ou les mœurs sont formellenient interdites 2° Les échos
ne seront accordés eue lorsque !«•

président le jugera convenable 3° Toute personne se présentant en état de

troubler l'ordre de la soirée, l'entrée lui en sera

refusée. 4° Toute personne qui aurait troublé l'ordre, qui,

après deux avertissements dans la soirée, n'en tiendrait

pas compte, sera priée de sortir immédiatement.

Approuvé, etc.

Nous trouvons ces dispositions fort sages; mais la Société lyrique des Troubadours, si bien placée en face de l'ancien Athénée, ne se réunit pas ce soir-là.
Une autre goguette existait dans une autre cour du quartier. Quatre lanternes mauresques annonçaient la porte, surmontée d'une équerre dorée.

Un contrôleur vous prie de déposer le montant d'une chopine (six sous), et l'on arrive au premier, où, derrière la porte, se rencontre le chef d'ordre.

« Êtes-vous du bâtiment? nous dit-il.

— Oui, nous sommes du bâtiment », répondit mon ami.

Ils se firent les attouchements obligés, et nous pûmes entrer dans la salle.

Je me rappelai aussitôt la vieille chanson exprimant l'étonnement d'un louveteau * nouveau-né qui rencontre une société fort agréable et se croit obligé de la
célébrer : « Mes yeux sont éblouis, dit-il. Que vois-je dans cette enceinte?

Des menuisiers ! des ébénisses! Des entrepreneurs de bâtisses /... Qu'on dirait un bouquet de fleurs, Paré de ses mille couleurs »

Fils de maître, selon les termes de compagnonnage.

Enfin, nous étions du bâtiment — et le mot se dit aussi au moral, attendu que le bâtiment n'exclut pas les poètes; — Amphyon *, qui élevait des murs aux
sons de sa lyre, était du bâtiment. II en est de même des artistes peintres et statuaires, qui en sont les enfants gâtés.

Comme le louveteau, je fus ébloui de la splendeur du coup d'oeil. Le chef d'ordre nous fit asseoir à une table, d'où nous pûmes admirer les trophées ajustés entre
chaque panneau. Je fus étonné de ne pas y rencontrer les anciennes légendes obligées : « Respect aux dames 1 Honneur aux Polonais! » Comme les traditions se
perdent!

En revanche, le bureau, drapé de rouge, était occupé par trois commissaires fort majestueux. Chacun avait devant soi sa sonnette, et le président frappa trois coups avec le
marteau consacré. La mère des compagnons était assise au pied du bureau. On ne la voyait que de profil, mais le profil était plein de grâce et de dignité.

« Mes petits amis, dit le président, notre ami va chanter une nouvelle composition, intitulée la Feuille de saule. »

La chanson n'était pas plus mauvaise que bien d'autres. Elle imitait faiblement le genre de Pierre Dupont. Celui qui la chantait était un beau jeune homme aux longs cheveux noirs, si
abondants qu'il avait dû s'entourer la tête d'un cordon, afin de les maintenir; il avait une voix douce parfaitement timbrée, et les applaudissements furent doubles, pour
l'auteur et pour le chanteur.

Le président réclama l'indulgence pour une demoiselle dont le premier essai allait se produire devant les amis. Ayant frappé les trois coups, il se recueillit, et, au milieu du
plus complet silence, on entendit une voix jeune, encore imprégnée des rudesses du premier âge, mais qui, se dépouillant peu à peu (selon l'expression d'un de nos
voisins), arrivait aux traits et aux fioritures les plus hardis. L'éducation classique n'avait pas gâté cette fraîcheur d'intonation, cette pureté d'organe, cette
parole émue et vibrante, qui n'appartiennent qu'aux talents vierges encore des leçons du Conservatoire.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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