Poèmes

La Fin du Jour

par Jean-Paul de Dadelsen

Jean-Paul de Dadelsen

Voici

dans la vitrine de comestibles fins

les noirs homards, les langoustes,

une antenne brisée, une patte arrachée,

l'œil un bouton de bottine très noir

très en colère

— mais comment y aurait-il colère où il n'y a aucun apitoiement sur soi? ni regret ? ni peur ? seulement rupture, recherche encore, la patte encore tâtant le sol obscur,
l'antenne qui cherche.

Ainsi, parfois, les vieux : trop courbés pour prétendre encore, trop cassés pour mentir.

Comme

les vieilles femmes russes de l'exil

quand vient le pope, ancien cosaque,

tirent, de dessous le lit, un pot de confiture,

et comme

les très vieux juifs,

regardant encore, au soleil qui ne réchauffe plus,

les tétons de la jeune bouchère kosher et myope, ou, le soir à la cuisine, du petit-fils debout dans la bassine d'eau tiède, les couilles où dort la descendance de la
douce et profonde
Rachel,

et comme

le père
R.
K-, crustacé de grand âge,

de grande saumure ausrro-morave,

le père
K, un matin de neige, debout sur ses jambes mortes,

mettant ses bretelles et parlant de

Colette (alors morte depuis peu) :

«Ja, die kannte die
Leute.

Die kennt die
Leute : bis in den
Arsch hinein. »

et comme

le vieux
Ludwig, après tant de

sonates inutilement explosives

s'amusant à présent

à fredonner pour lui seul, et peu lui importe

que le trait soit béatifïque ou grinçant sur ces

vieilles boîtes à cigares de
Stradivarius,

Guarnerius,
Amali,
Tutti
Quanti, ce qui

l'intéresse, batifolage de baleine,

bourrée de kermesses stellaires, ce qui

l'intéresse, c'est ce bout de chanson transfiguré et

l'espace autour, l'immobilité, la nuit autour de la

chanson filée droite et sans mentir,

ainsi, au soleil qui ne réchauffe plus, les vieux : dans la carcasse rompue, un regard s'est ouvert.

Ainsi, à l'Ermitage

parmi tant de noblement
Poussins sur qui

La
Neva pose ses reflets de gel,

le vieil
Hendrijk, désormais se foutant d'être

de bon ton ou baroque ou structuré, peignant

à truellées de terres épaisses, à traînées

de couleur grattées au fond des pots, peignant

cette haute chose rectangulaire et, tout à droite,

sans raison anecdotique la moindre, ce personnage

indispensablement vertical et

le dessous des

sandales de l'Enfant
Prodigue et les épaules courbées vers lui du
Père.

Nous fûmes entiers, carapaces de noir et de dur. Éternel, tu nous as rompus.
Où est présentement le dehors, le dedans ?
Etemel, tu nous as cassés.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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