Tout à coup, trap! trap! trap!
Lénore
Reconnaît le pas d'un coursier;
Bientôt une armure sonore
En grinçant, monte l'escalier...
Et puis écoutez : la sonnette,
Klinglingling! tinte doucement-Par la porte de la chambrette
Ces mots pénètrent sourdement :
«
Holà! holà! c'est moi,
Lénore!
Veilles-tu, petite, ou dors-tu?
Me gardes-tu ton cœur encore?
Es-tu joyeuse ou pleures-tu?
—
Ah!
Wilhelm!
Wilhelm, à cette heure!
Je t'attends, je veille et je pleure...
Mais d'où viens-tu sur ton cheval?
« —
Je viens du fond de la
Bohême,
Je n'en suis parti qu'à minuit,
Et je veux, si
Lénore m'aime,
Qu'elle m'y suive cette nuit.
—
Entre ici, d'abord, ma chère âme,
J'entends le vent siffler dehors;
Dans mes bras, sur mon sein de flamme,
Viens que je réchauffe ton corps *.
—
Laisse le vent siffler, ma chère ;
Qu'importe à moi le mauvais temps!
Mon cheval noir gratte la terre,
Je ne puis rester plus longtemps :
Allons! chausse tes pieds agiles,
Saute en croupe sur mon cheval,
Nous avons à faire cent milles
Pour gagner le lit nuptial.
—
Quoi ! cent milles à faire encore
Avant la fin de cette nuit?
Wilhelm, la cloche vibre encorei
Du douzième coup de minuit...
—
Vois la lune briller, petite,
La lune éclairera nos pas;
Nous et les morts nous allons vite,
Et bientôt nous serons là-bas. »
« —
Mais où sont et comment sont faites
Ta demeure et ta couche? —
Loin :
Le lit est fait de deux planchettes
Et de six planches..., dans un coin * Étroit, silencieux, humide.
—
Y tiendrons-nous bien ? —
Oui, tous deux;
Mais viens, que le cheval rapide
Nous emporte au festin joyeux 1 »
Lénore se chausse et prend place
Sur la croupe du noir coursier;
De ses mains de lis elle embrasse
Le corps svelte du cavalier 2...
Hop ! hop ! hop ! ainsi dans la plaine
Toujours le galop redoublait;
Les amants respiraient à peine,
Et sous eux le chemin brûlait.
Comme ils voyaient, devant, derrière,
A droite, à gauche, s'envoler
Steppes, forêts, champs de bruyère,
Et les cailloux étincelerl a
Hourra ! hourra ! la lune est claire,
Les morts vont vite, par le frais!
En as-tu peur des morts, ma chère 8?
—
Non!...
Mais laisse les morts en paixl
« —
Pourquoi ce bruit, ces chants, ces plaintes,
Ces prêtres?... —
C'est le chant des morts,
Le convoi, les prières saintes;
Et nous portons en terre un corps. »
Tout se rapproche : enfin la bière
Se montre à l'éclat des flambeaux...
Et les prêtres chantaient derrière
Avec une voix de corbeaux.
«
Votre tâche n'est pas pressée;
Vous finirez demain matin ;
Moi, j'emmène ma fiancée,
Et je vous invite au festin :
Viens, chantre, que du mariage
L'hymne joyeux nous soit chanté;
Prêtre, il faut au bout du voyage
Nous unir pour l'éternité. »
Us obéissent en silence
Au mystérieux cavalier. «
Hourra! s
Tout le convoi s'élance
Sur les pas ardents du coursier...
Hop! hop! hop! ainsi dans la plaine
Toujours le galop redoublait;
Les amants respiraient à peine,
Et sous eux le chemin brûlait.
Oh! comme champs, forêts, herbages,
Devant et derrière filaient!
Oh! comme villes et villages,
A droite, à gauche s'envolaient!
«
Hourra! hourra!
Les morts vont vite,
La lune brille sur leurs pas...
En as-tu peur, des morts, petite?
—
Oh!
Wilhelm, ne m'en parle pas
« —
Tiens! tiens! aperçois-tu la roue?
Comme on y court de tous côtés!
Sur l'échafaud on danse, on joue;
Vois-tu ces spectres argentés?
Ici, compagnons, je vous prie,
Suivez les pas de mon cheval;
Bientôt, bientôt, je me marie,
Et vous danserez à mon bal. »
Housch! housch! housch! les spectres en foule
A ces mots se sont rapprochés
Avec le bruit du vent qui roule
Dans les feuillages desséchés :
Hop! hop! hop! ainsi dans la plaine
Toujours le galop redoublait;
Les amants respiraient à peine,
Et sous eux le chemin brûlait1.
«
Mon cheval! mon noir!...
Le coq chante,
Mon noir!
Nous arrivons enfin,
Et déjà ma poitrine ardente
Hume le vent frais du matin...
Au but! au but!
Mon cœur palpite,
Le lit nuptial est ici;
Au but! au but!
Les morts vont vite;
Les morts vont vite.
Nous voici ! »
Une grille en fer les arrête ;
Le cavalier frappe trois coups
Avec sa légère baguette.
Les serrures et les verrous
Craquent...
Les deux battants gémissent,
Se retirent.
Ils sont entrés;
Des tombeaux autour d'eux surgissent
Par la lune blanche éclairés.
Le cavalier près d'une tombe
S'arrête en ce lieu désolé :
Pièce à pièce son manteau tombe
Comme de l'amadou brûlé...
Hou! hou!...
Voici sa chair encore
Qui s'envole, avec ses cheveux,
Et de tout ce qu'aimait
Lénore
Ne laisse qu'un squelette affreux.
Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

