Acte
IV,
Scène . —
Bérénice,
Titus.
BÉRÉNICE
Hé bien, il est donc vrai que
Titus m'abandonne?
Il faut nous séparer; et c'est lui qui l'ordonne.
TITUS
N'accablez point,
Madame, un prince malheureux.
Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
Un trouble assez cruel m'agite et me dévore,
Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
Rappelez bien plutôt ce cœur, qui tant de fois
M'a fait de mon devoir reconnaître la voix.
Il en est temps.
Forcez votre amour à se taire;
Et d'un œil que la gloire et la raison éclaire,
Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
Vous-même contre vous fortifiez mon cœur :
Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre sa faiblesse,
A retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse;
Ou si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,
Et que tout l'univers reconnaisse sans peine
Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine.
Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer.
BÉRÉNICE
Ah! cruel, est-il temps de me le déclarer?
Qu'avez-vous fait?
Hélas! je me suis crue aimée.
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit plus que pour vous.
Ignoriez-vous vos lois,
Quand je vous l'avouai pour la première fois?
A quel excès d'amour m'avez-vous amenée!
Que ne me disiez-vous : «
Princesse infortunée,
Où vas-tu
Rengager, et quel est ton espoir.
Ne donne point un cœur qu'on ne peut recevoir. »
Ne l'avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre,
Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre?
Tout l'Empire a vingt fois conspiré contre nous.
Il était temps encor : que ne me quittiez-vous?
Mille raisons alors consolaient ma misère :
Je pouvais de ma mort accuser votre père,
Le peuple, le sénat, tout l'empire romain,
Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main.
Leur haine dès longtemps contre moi déclarée
M'avait à mon malheur des longtemps préparée.
Je n'aurais pas,
Seigneur, reçu ce coup cruel
Dans le temps que j'espère un bonheur immortel,
Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire,
Lorsque
Rome se tait, quand votre père expiré,
Lorsque tout l'univers fléchit à vos genoux,
Enfin quand je n'ai plus à redouter que vous.
TITUS
Et c'est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
Je pouvais vivre alors et me laisser séduire.
Mon cœur se gardait bien d'aller dans l'avenir
Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
Je voulais qu'à mes vœux rien ne fût invincible;
Je n'examinais rien, j'espérais l'impossible.
Que sais-je? j'espérais de mourir à vos yeux
Avant que d'en venir à ces cruels adieux.
Les obstacles semblaient renouveler ma flamme,
Tout l'Empire parlait; mais la gloire,
Madame,
Ne s'était point encor fait entendre à mon cœur
Du ton dont elle parle au cœur d'un empereur.
Je sais tous les tourments où ce dessein me livre;
Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,
Que mon cœur de moi-même est prêt à s'éloigner;
Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner.
BÉRÉNICE
Hé bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire :
Je ne dispute plus.
J'attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D'un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle,
M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n'écoute plus rien; et pour jamais, adieu.
Pour jamais!
Ah!
Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais
Titus puisse voir
Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir
Titus?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus!
L'ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence?
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.
Acte
V,
Scène . —
Titus,
Bérénice,
Antiochus.
Bérénice, se levant.
Arrêtez, arrêtez.
Princes trop généreux,
En quelle extrémité me jetez-vous tous deux!
Soit que je vous regarde, ou que je l'envisage,
Partout du désespoir je rencontre l'image.
Je ne vois que des pleurs, et je n'entends parler
Que de trouble, d'horreurs, de sang prêt à couler.
{A
Titus.)
Mon cœur vous est connu,
Seigneur, et je puis dire
Qu'on ne l'a jamais vu soupirer pour l'Empire.
La grandeur des
Romains, la pourpre des
Césars
N'a point, vous le savez, attiré mes regards.
J'aimais,
Seigneur, j'aimais : je voulais être aimée.
Ce jour, je
Pavoûrai, je me suis alarmée :
J'ai cru que votre amour allait finir son cours.
Je connais mon erreur, et vous m'aimez toujours.
Votre cœur s'est troublé, j'ai vu couler vos larmes.
Bérénice,
Seigneur, ne vaut point tant d'alarmes,
Ni que par votre amour l'univers malheureux,
Dans le temps que
Titus attire tous ses vœux
Et que de vos vertus il goûte les prémices,
Se voie en un moment enlever ses délices.
Je crois, depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour,
Vous avoir assuré d'un véritable amour.
Ce n'est pas tout : je veux, en ce moment funeste,
Par un dernier effort couronner tout le reste.
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
Adieu,
Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.
(A
Antiochus.)
Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-
[même
Que je ne consens pas de quitter ce que j'aime
Pour aller loin de
Rome écouter d'autres vœux.
Vivez, et faites-vous un effort généreux.
Sur
Titus et sur moi réglez votre conduite.
Je l'aime, je le fuis :
Titus m'aime, il me quitte.
Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers.
Adieu : servons tous trois d'exemple à l'univers
De l'amour la plus tendre et la plus malheureuse
Dont il puisse garder l'histoire douloureuse.
Tout est prêt.
On m'attend.
Ne suivez point mes pas.
(A
Titus.)
Pour la dernière fois, adieu,
Seigneur.
ANTIOCHUS
Hélas!
Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012