Poèmes

À Tu et a Toi

par Jean Tardieu

Jean Tardieu

Toi qui n'es rien ni personne

toi

je t'appelle sans te nommer

car tu n'es pas le dieu

ni le masque scellé sur les choses,

mais les choses elles-mêmes

et davantage encore : leur cendre, leur fumée.

Toi

qui es tout,

qui n'es plus, qui n'es pas :

peut-être seulement

l'ombre de l'homme

qui grandit sur la paroi de la montagne

le soir.

Toi qui te dérobes et fuis

d'arbre en arbre

sous le portique interminable

d'une aurore condamnée

d'avance.

Toi

que j'appelle en vain

au combat de la parole

à travers d'innombrables murmures

je tends l'oreille

et ne distingue rien.

Toi qui gardes le silence

toujours

et moi qui parle encore

avant de devenir sourd et aveugle

immobile muet

(ce qui est dit : la mort),

Je vais hors de moi-même en tâtonnant

cherchant ce qui peut me répondre,

« toi »,

peut-être simplement

le souffle de ma bouche

formant ce mot.

Toi

je te connais je te redoute

tu es la pierre et l'asphalte

les arbres menacés

les bêtes condamnées

les hommes torturés.

Tu

es le jour et la nuit

le grondement d'avions invisibles

pluie et brume

les cités satellites

perspectives démentes

les gazomètres les tas d'ordures

les ruines les cimetières

les solitudes glacées je ne sais où.

Tu

grognes dans les rumeurs épaisses des autos des camions des gares dans le hurlement des sirènes l'alerte du travail les bombes pour les familles.

Tu

es un amas de couleurs

où le rouge se perd devient grisaille

tu es le monceau des instants

accumulés dans l'innommable,

la boue et la poussière,

Tu ne ressembles à personne

mais tout compose ta figure.

Tout :

le piétinement des armées

la masse immense de la douleur

tout ce qui pour naître et renaître

s'accouple à l'agonie,

même les prés délicieux

les forêts frissonnantes

la folie du soleil l'éphémère clarté

le roulement du tonnerre les torrents,

tout

cela ne fail qu'un seul être

qui m'engloutit ; je vais du même pas

que les fourmis sur le sable.

Toi

je te vois je t'entends

je souffre de ton poids sur mes épaules

tu es tout : le visible,

l'invisible.

connaissance inconnue

et sans nom.

Faut-il parler aux murs ?

Aux vivants qui n'écoutent pas ?

À qui m'adresserai'je

sinon à un sourd

comme moi ?

Tu

es ce que je sais,

que j'ai su et oublié,

que je connais pourtant mieux que moi-même,

de ce côté où je cherche la voie

le vide où tout recommence.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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