Poèmes

Rome

par Carlo Bordini

Une caractéristique de Rome est son indéchiffrabilité. C’est comme si Rome était recouverte d’une gaine souple, élastique, qui empêche de voir avec précision ses traits, cache au regard ses angles aigus, rend tout uniformément doux, rond, mucilagineux. Tout y devient inexpressif, hypnotiquement inexprimé, comme un corps recouvert d’une couche de gras qui cache ses formes.
Toutes les manifestations d’une ville -la stupidité des gens ou leur intelligence, la violence, le danger, etc. etc.- sont atténuées à Rome, presque effacées ou du moins recouvertes par ce leurre gluant. Les Romains ne sont pas gentils, mais ils ne sont pas exempts d’une certaine cordialité. Il ne sont pas brutaux. Certains d’entre eux -hommes, secteurs- le sont certainement, mais une pareille brutalité est cachée par l’indifférence de la ville. La ville comme couverture. La caractéristique principale et commune du Romain est en effet son indifférence, qui se marie à un scepticisme désormais atavique. Un Romain ne croit pas dans la réalité, il n’éprouve pas de sentiments forts, d’émotions fortes ou de désirs forts; il est généralement sympathique, caractérisé par une humour je-m’en-foutiste qui est l’emblème de toute la ville. Une réplique de La dolce vita disait: Rome est un excellent endroit pour se cacher. C’est une caractéristique de n’importe quelle grande ville, mais se cacher à Rome est particulièrement doux, entre l’indifférence des gens, et la vie facile de ses trattorie. On ne perçoit jamais le danger à Rome, tout comme la mort; à Rome on peut être agressés sans s’en apercevoir, parce que tout rebondit sur la consistance caoutchouteuse de cette ville. On meurt sans s’en apercevoir, et sans que les autres n’y prêtent attention, non par cynisme (le cynisme présuppose des passions, de la haine, de l’ambition, qui manquent à Rome) mais par indifférence. Le Romain n’est certes pas d’un dynamisme fanatique, il n’a pas non plus l’indolence féline des Napolitains. Rome est le lieu idéal pour vivre seuls et pour mourir seuls, sans que cette solitude n’acquière rien de dramatique ; au maximum elle peut être ennuyeuse (Rome pour n’être pas stimulante, n’est pas non plus une ville véritablement ennuyeuse, comme peut l’être une ville de province). À Rome, en revanche, les sens s’émoussent. À Rome il manque aussi la peur, qui dure une seconde, après quoi on revient à une joyeuse et charnelle indifférence. Loin de la terreur, Rome peut être la ville de la dépression – des chroniques, douces crises dépressives…

Mais dans le même temps Rome a une qualité : étant une ville fantôme, une ville imaginaire, somnambule, elle peut bénéficier de grandes et calmes hallucinations. Une personne à Rome pourrait feindre d’être idiote et vivre une vie cachée, marginale et succomber sous le poids de fautes ancestrales, très anciennes.



Poème publié et mis à jour le: 04 December 2022

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