Poèmes

Nous sommes beaucoup qui avons peur

par Geneviève Amyot

Je ne sais pas si cela nous est advenu
dès avant la sortie du sac
pressentant déjà le mal
certains le soutiennent
je ne sais pas

depuis longtemps nous avons peur

de l'eau par exemple

l'eau du fleuve est trop sale
celle de la mer trop salée
la rivière est farcie de pneus et de ferrailles
à l'épicerie il faut payer la moindre cruche

nous n'avons point confiance en cette terre
avec son ventre plein de morts
ses tremblements ses tornades ses verglas
ses grands arbres d'où basculent
les enfants
Comment effacer le sang sur la roche
le chandail les doigts de la mère

nous avons peur du silence fort
qui navre nos soirs
nous fait des matins de corde creuse

nous tentons éperdus de rabattre
ce cri crochissant notre cœur
il peut jaillir d'une seconde à l'autre
une lumière trop crue

nous avons si peur du feu
de l'absence
du feu

il y en a qui pètent
comme pètent toutes seules les balounes
un soir de gamins agités

nous ne savons pas quoi faire
de toutes ces fois
où nous n'avons pas fêté nos fêtes
dansé nos fièvres
réclamé notre dû

nous avons une telle peur des larmes
qu'elles nous descendent en des abîmes
où nous serons dissous
seuls
dans un flux sans fin

nous craignons surtout de ne plus pouvoir pleurer
qu'adviendra-t-il de la douleur
enclose
comment empêcher que nos chairs non bercées
se retournent contre nous
contre nos enfants

le temps ne répond rien
quand nous l'intimons de se taire

nous avons peur du noir
ses malignités ses vengeances
de la foule des microbes de la nourriture
de la chute
de l'amour
des hautes trahisons de l'amour

de la voix élevée du père
des bras de la mère
sur elle-même
la sœur jalouse

nous regardons longuement
avant de traverser la rue

nous avons peur de rester là
où nous en sommes
figés
exilés

nous avons peur d'aller à l'école
d'être seuls à la maison
de ne pas bien lire surtout à haute voix
sans recours au corps maternel
d'avoir un blanc de mémoire

nous craignons au plus haut point
les résurgences de la mémoire
que nous appelons éperdus
pour une élémentaire définition

nous ne savons pas au juste
où est la faute

extrême la faute
immaculée

Extrait de: 
1994, Je t’écrirai encore demain, Éditions du Noroît



Poème publié et mis à jour le: 18 May 2025

Lettre d'Informations

Abonnez-vous à notre lettre d'information mensuelle pour être tenu au courant de l'actualité de Poemes.co chaque début de mois.

Nous Suivre sur

Retour au Top