« Et la mer remonte en moi comme un fleuve
Une tige étend son ombre d’oiseau sur ma poitrine
Cinq grands lacs ouvrent leurs doigts en fleurs
Mon pays chante dans toutes les langues »
(Gatien Lapointe, Ode au Saint-Laurent, 1963)
Moi Magtogoek le Grand Fleuve,
je suis un peu triste aujourd’hui…
Les Anciens m’ont toujours honoré
depuis plus de neuf mille ans…
Les Ancêtres m’appelaient alors :
« Le chemin qui marche ».
J’étais pour eux un cours d’eau sacré,
mes doigts d’orteil touchaient les Grands Lacs
et ma tête se reposait sur l’oreiller de l’Atlantique…
J’étais pour eux beaucoup plus qu’une voie d’eau…
J’étais une voix pleine de chants avec mes vagues et mes flots…
Je portais plein de vie dans mes entrailles
et bien plus qu’un simple garde-manger,
j’étais pour eux une mère nourricière…
Puis vinrent de très loin d’Outre-Atlantique
des marins et des explorateurs…
L’un d’entre eux, un Français m’infligea une cruelle blessure…
Je m’en souviens comme si c’était hier,
c’était un certain dix août 1535
qu’un dénommé Jacques Cartier me donna le coup de grâce !
Imaginez ! Ce beau Sire m’accola cette sinistre étiquette :
« Fleuve Saint-Laurent ! »
Certains cartographes et tous les nouveaux arrivants
reprirent en chœur l’infâme vocable !
Seuls mes frères et vieux amis « Peaux-Rouges »
(Ah ! oui, eux aussi, perdirent leur nom et leur continent !)
continuèrent à célébrer mon propre nom…
Il n’a suffi que de quelques siècles pour me rayer de leur mémoire…
Biffé à tout jamais, sauf pour cette poignée de vieillards têtus
qui refusaient toujours d’apprendre la langue des arrivants…
Pour eux, ces rebelles, ces sauvages et ces non civilisés,
j’étais encore et toujours le Grand Magtogoek,
le « Grand chemin qui marche »,
cette immense voie d’eau chantante depuis les Grands Lacs
jusqu’à l’océan Atlantique…
Pour eux, tout mon être était sacré,
je n’étais pas seulement un grand chemin,
un lieu de passage entre terres et mer,
un moyen de transport pour canots et chaloupes,
j’étais leur bouche, leur ventre et leur cœur…
Leur vie !
Moi Magtogoek le Grand Fleuve,
je suis si triste aujourd’hui…
Qui se souvient de moi ? Qui se souviendra encore de moi ?
Personne !
Les quelques derniers irréductibles « Peaux-Rouges »
ont aussi laissé leur peau…
Depuis que le fleuve Saint-Laurent m’a détrôné,
mes forces déclinent;
mes eaux sont usées,
souillées,
polluées;
mes entrailles sont pleines de détritus,
d’ordures,
de déchets;
ma vie s’achève,
tout mon être agonise
et je m’apprête à rendre l’âme…
Le fleuve Saint-Laurent aura été mon bourreau,
aura eu ma peau,
aura été mon tombeau…
Moi Magtogoek le Grand Fleuve,
jadis, le « Grand chemin qui marche »,
je n’existe plus…
car totalement effacé de vos mémoires
en dépit de votre belle devise :
« JE ME SOUVIENS ! »
« Le vent siffle
au-dessus du Saint-Laurent
flûte sans trous »
(Kenneth White, La route bleue, 1983)
Petite note.
C'est le 10 août 1535, fête de la Saint Laurent que Jacques Cartier aborde la baie et la nomme "Saint Laurent" en l'honneur du Saint du jour.
Le Saint-Laurent est un des plus grands fleuves d’Amérique et le plus important du Canada. Il est un axe vital pour l'accès et le commerce, 80% de la population québécoise vit sur ses rives. C'est dire son importance pour cette province et l'attachement des habitants à ce symbole, dont la devise est : "Je me souviens" !
Jacques Cartier avait également donné le nom de "rivière de Canada" à ce fleuve, nom qui fut repris pour le pays tout entier, la devise du Canada étant :
"A MARI USQUE AD MARE", c’est-à-dire, d'un océan à l'autre.