Au nord de la terre il y a la mer
au nord de la mer il y a la terre encore
Londres te cloue de ses mille feux
ô brume des douleurs aiguës comme le chlore
Patience écrit le mot
Silence au front de tous les édifices
Mille bêtes très douces ont rampé dans la rue
Les hommes haussent leur col et passent indifférents
devant les autobus fleuris de réclames et nourris du pain cramoisi des
moiteurs
Le vent se souvenait d'une haleine lointaine
La
Tamise égrenait lentement ses colliers
Au bout des rails trônaient les gares souveraines chères aux déserteurs et aux désespérés
Les gens marchent et nul ne s'arrête devant les marelles déguisées en paysages où jouent à cloche-pied les couleurs fard de craie pour les trottoirs lymphatiques
lavés par la pluie qui noie tout
les caniches à fraise de papier
découpé les mendiants à médailles ternies les enfants en travesti déteint leurs vieux chapeaux à plumes brisées et leurs visages poudrés de suie quand la
nuit montre son sein mordu où filtre le venin des pianos mécaniques
Cent habits noirs
cent jupes à traîne
L'éventail musculeux d'un dos nu
disperse le goût des peaux fines
blondes et brunes
dans le chuchotement de la rue
Les cariatides des banques n'ont rien à craindre de
Samson
Pas de sitôt qu'il les fera crouler!
Filles mères des misérables elles sourient aux averses portant à bout de bras le faix de leurs cheveux dénoués
Mais un homme danse agrandi par le cadre de sa propre douleur
Le poing crispé
un chapeau mou enfoncé sur les yeux
il se profile
— défroque —
sur le ciel idyllique insensible à sa propre douleur 11 erre
II court à travers un labyrinthe de plantes
de serre de chambres de palace et de bagages
luxueux
Les cigarettes irisent de leur cendre les ramages des
tapis
Ses pieds brisent des feuilles sèches nervures de sa propre douleur
Il danse
Sous l'orage grandissant des vies humaines lancées
vers les icebergs à paquebot ouvert il viole le labyrinthe des voix et devant les bleu-ciel rose mauve vert-pomme des banlieues en haillons il danse guidé par le fil d'Ariane de sa
propre tendresse vers l'ombilic de sa propre douleur lien qui le tient
— mannequin —
éternellement pendu même lorsqu'il piétine
caoutchouc-corde créant son arc-en-ciel les feuilles sèches traversées de crissements à l'aube de sa propre angoisse élargie par le cadre de sa propre douleur
La servante du public-house
a des bandeaux bien plats et les bras
nus
Boirai-je à son aisselle mousseuse la bière acre de ma mort
Trouverai-je entre ses cuisses osseuses la gemme que ses yeux m'ont promise?
Quelqu'un s'exalte
sur le trottoir peuplé de saltimbanques sans chevaux
sans ours apprivoisés et sans sorcière au front têtu à travers qui l'avenir
transparaît ainsi que transparait sa chair à travers
ses guenilles
Quelqu'un s'exalte rêvant peut-être au soleil des
Tropiques plus lourd
qu'un marron d'Inde aux fleuves gonflés de bouches et d'yeux nus
Et passent les ambassadeurs en tenue de soirée les femmes longues comme des épées lames soyeuses que jamais je ne dégainerai
Mille robes de givre
mille langues et mille dents acérées
Gueule ouverte sur la chaussée
dans la grotte d'un théâtre
un monstre flamboyant s'éveille
Stalagmites de la rampe
des ongles ont miroité
Les filles étaient fraîches et jolies
Sur une plage à l'avenant adorer leurs genoux polis
Statues de proue
Lèvres fardées par le vent
Mais l'homme veille et danse ô brume des douleurs ta danse aiguë comme le chlore
Londres te cloue de ses mille feux
Au nord de cette terre il y a la mer au nord de cette mer il y a le pôle au nord du pôle il y a la mort
Étrangers nous avons acheté de sanglantes cravates
Touristes nous nous sommes promenés
Dans un bar de
Limekouse plus d'un verre s'est vidé
Ni les remous du fleuve ni les pierres de la
Tour ne nous ont regardés
Mais l'homme rôde et danse
Coups de browning auprès d'un réverbère
coups de grisou au fond d'une mine
coups de mer au pied d'un phare
Fendant l'air de son étrave
trouvera-t-il la fille au ventre bleu de froid
et coloré comme une aurore?
A coups de fouet nous sommes tous
menés mal protégés par nos vestons de pauvres ou de riches Émigrants la vie nous aguiche avec des métiers mensongers et les gardiens de la chiourme marchent au pas
cadencé
Un homme s'exalte
L'autre danse
L'un grille une pipe
L'autre mâche un cigare
Un troisième voudrait fumer des yeux
braisillante langueur
Et tous trois veillent
perdus au labyrinthe du corps qu'ils aiment
sans autre fil d'Ariane que le dédale même de leur
corps écrasant la feuille sèche des cinq sens qui ouvre sur
le monde l'étoile aux cinq doigts de malheur
Dans la cage d'un musée j'ai vu bouger des figures ivres mais pas une sirène n'a chanté
Alors je me suis en allé
Les veilleurs veillent
Au-dessus d'eux les nuages
tendent des pièges aux animaux charmés
Bouchons de liège des astres vagabondent
La cloche sonne
Le drame est terminé
Plus d'un navire a franchi
V
Atlantique plus d'une vague s'est énamourée
Au nord des mers il y a le pôle au nord du pôle il y a la mort
Tous trois veillaient et sur un ton lyrique
déclamaient des paroles très simples
en même temps qu'insensées
qui s'élevaient jusqu'aux coupoles embrasées
Ils réclamaient les joies sans lendemain de la vigueur le calme des trois-mâts aux bords des lacs gelés le coït en plein ciel illuminé d'ardeur quand les mains sont des
nids pleins de coques brisées
Ils ne pouvaient hanter que d'étranges coulisses où les baisers vendus par des lèvres sans tain permettent d'entrevoir triste feu d'artifice les miroirs éclatés au fond
des spasmes feints
Or nous étions dimanche
Les plaisirs vrais ou faux dormaient dans les boutiques
et tous les cœurs étaient fermés
«
Qu'il marche vers le pôle ou vers un sort magique
dirent-ils
l'homme danse
guidé par l'aiguille bleue de sa propre douleur
Puritains nous n'avons que faire de vos cantiques
Tous les désirs sont hérétiques »
O pierres d'ennui
arcades moelleuses comme un sein qui s'offre ou se
dérobe la rue serpente et mon pas s'alourdit car moi aussi je monte au pôle traînant un bagage de brouillard de feuilles sèches et de nuées
couveuses d'éclairs
délicates matrices arcades césariennes aux jambes grandes ouvertes et
déchirées par l'enfantement de ma propre douleur parmi les flammes bleues du gaz l'arôme pur des femmes la face figée des bâtiments et les épaules des
hommes-sandwiches qui m'ont donné
à déchiffrer leurs graffiti faits de boutons de nacre
Poème publié et mis à jour le: 15 November 2012