Poèmes

Les Pecheurs

par Emile Verhaeren

Emile Verhaeren

Le site est floconneux de brume Qui s'épaissit en bourrelets, Autour des seuils et des volets, Et, sur les berges, fume.

Le fleuve traîne, pestilentiel,

Les charognes que le courant rapporte ;

Et la lune semble une morte

Qu'on enfouit au bout du ciel.

Seules, en des barques, quelques lumières Illuminent et grandissent les dos Obstinément courbés, sur l'eau, Des vieux pêcheurs de la rivière.

Qui longuement, depuis hier soir, Pour on ne sait quelle pêche nocturne Ont descendu leur filet noir, Dans l'eau mauvaise et taciturne.

Au fond de l'eau, sans qu'on les voie Sont réunis les mauvais sorts Qui les guettent, comme des proies, Et qu'ils pèchent, à longs efforts, Croyant au travail simple et
méritoire, La nuit, sous les brumes contradictoires.

Les minuits durs sonnent là-bas, A sourds marteaux, sonnent leurs glas, De tour en tour, les minuits sonnent, Les minuits durs des nuits d'automne Les minuits las.

Les pêcheurs noirs n'ont sur la peau Rien que des loques équivoques ; Et, dans leur cou, leur vieux chapeau Répand en eau, goutte après goutte, La brume toute.

Les villages sont engourdis

Les villages et leurs taudis

Et les saules et les noyers

Que les vents d'Ouest ont guerroyés.

Aucun aboi ne vient des bois

Ni aucun cri, par à travers le minuit vide,

Qui s'imbibe de cendre humide.

Sans qu'ils s'aident, sans qu'ils se hèlent,

En leurs besognes fraternelles.

N'accomplissant que ce qu'il doit.

Chaque pêcheur pêche pour soi :

Et le premier recueille, en les mailles qu'il serre.

Tout le fretin de sa misère ;

Et celui-ci ramène, à l'étourdie,

Le fond vaseux des maladies ;

Et tel ouvre ses nasses

Aux deuils passants qui le menacent ;

Et celui-là ramasse, aux bords,

Les épaves de son remords.

La rivière tournant aux coins

Et bouillonnant aux caps des digues

S'en va — depuis quels jours ? — au loin.

Vers l'horizon de la fatigue ;

Sur les berges, les peaux des noirs limons,

Nocturnement, suent le poison

Et les brouillards sont des toisons,

Qui s'étendent jusqu'aux maisons.

Dans leurs barques, où rien ne bouge, Pas même la flamme d'un falot rouge Nimbant, de grands halos de sang. Le feutre épais du brouillard blanc, La mort plombe de son silence Les
vieux pêcheurs de la démence.

Ils sont les isolés au fond des brumes, Côte à côte, mais ne se voyant pas : Et leurs deux bras sont las ; Et leur travail, c'est leur ruine.

Dites, si dans leur nuit, ils s'appelaient Et si leurs voix se consolaient !

Mais ils restent mornes et gourds,

Le dos voûté et le front lourd,

Avec, à côté d'eux, leur petite lumière

Immobile, sur la rivière.

Comme des blocs d'ombre, ils sont là,

Sans que leurs yeux, par au delà

Des bruines âpres et spongieuses,

Ne se doutent qu'il est, au firmament.

Attirantes comme un aimant,

Des étoiles prodigieuses.

Les pêcheurs noirs du noir tourment Sont les perdus, immensément. Parmi les loins, parmi les glas Et les là-bas qu'on ne voit pas ; Et l'humide minuit d'automne Pleut dans leur
âme monotone.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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