Poèmes

Le Meunier

par Emile Verhaeren

Emile Verhaeren

Le vieux meunier du moulin noir. On l'enterra, l'hiver, un soir De froid rugueux, de bise aiguë En un terrain de cendre et de ciguës.

Le jour dardait sa clarté fausse Sur la bêche du fossoyeur ; Un chien errait près de la fosse, L'aboi tendu vers la lueur.

La bêche, à chacune des pelletées, Telle un miroir se déplaçait, Luisait, mordait et s'enfonçait, Sous les terres violentées.

Le soleil chut sous les ombres suspectes.

Sur fond de ciel, le fossoyeur, Comme un énorme insecte, Semblait lutter avec la peur ; La bêche entre ses mains tremblait, Le sol se crevassait Et quoi qu'il fit, rien ne comblait Le
trou qui, devant lui. Comme la nuit, s'élargissait.

Au village là-bas,

Personne au mort n'avait prêté deux draps.

Au village là-bas,

Nul n'avait dit une prière.

Au village là-bas.

Personne au mort n'avait sonné le glas.

Au village là-bas,

Aucun n'avait voulu clouer la bière.

Et les maisons et les chaumières Qui regardaient le cimetière, Pour ne point voir, étaient là toutes, Volets fermés, le long des routes.

Le fossoyeur se sentit seul Devant ce défunt sans linceul Dont tous avaient gardé la haine Et la crainte, dans les veines.

Sur sa butte morne de soir,

Le vieux meunier du moulin noir,

Jadis, avait vécu d'accord

Avec l'espace et l'étendue

Et le vol fou des tempêtes pendues

Aux crins battants des vents du Nord ;

Son cœur avait longuement écouté

Ce que les bouches d'ombre et d'or

Des étoiles dévoilent

Aux attentifs d'éternité ;

Le désert gris des bruyères austères

L'avait cerné de ce mystère

Où les choses pour les âmes s'éveillent

Et leur parlent et les conseillent ;

Les grands courants qui traversent tout ce qui vit Étaient, avec leur force, entrés dans son esprit. Si bien que par son âme isolée et profonde Ce simple avait senti passer
et fermenter le monde

Les plus anciens ne savaient pas

Depuis quels jours, loin du village.

Il perdurait, là-bas,

Guettant l'envol et les voyages

Et les signes des feux dans les nuages.

Il effrayait par le silence

Dont il avait, sans bruit.

Tissé son existence ;

Il effrayait encor

Par les yeux d'or

De son moulin tout à coup clairs, la nuit.

Et personne n'aurait connu Son agonie et puis sa mort, N'étaient que les quatre ailes Qu'il agitait vers l'inconnu. Comme des suppliques éternelles, Ne s'étaient, un matin,
Définitivement fixées, Noires et immobilisées, Telle une croix sur un destin.

Le fossoyeur voyait l'ombre et ses houles

Grandir comme des foules

Et le village et ses closes fenêtres

Se fondre au loin et disparaître.

L'universelle inquiétude Peuplait de cris la solitude ; En voiles noirs et bruns, Le vent passait comme quelqu'un ;

Tout le vague des horizons hostiles Se précisait en frôlements fébriles Jusqu'au moment où, les yeux fous, Jetant sa bêche n'importe où, Avec les bras multiples de
la nuit En menaces, derrière lui, Comme un larron, il s'encourut.

Alors,

Le silence se fit, total, par l'étendue,

Le trou parut géant dans la terre fendue

Et rien ne bougea plus ;

Et seules les plaines inassouvies

Absorbèrent, en leur immensité

D'ombre et de Nord,

Ce mort

Dont leur mystère avait illimité

Et exalté jusque dans l'infini, la vie.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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