Mesdames et Messieurs, oncles, cousines, tantes,
Comme un bouquet de fleurs aux couleurs éclatantes,
Dont la rose est notaire et le bleuet docteur,
Vous voilà tous groupés — spectacle séducteur —
Pour me doter en votre humeur trop tracassière
D’un excellent conseil, tendre et judiciaire,
Prolongeant — c’est dans l’intérêt de ma santé —
Le charme adolescent de la minorité.
Donc de me protéger il faut qu’on se soucie ;
C’est fort aimable à vous et je vous remercie
D’un si doux intérêt ; mais je n’ai pas besoin
Que de me faire un sort on prenne tant de soin ;
Sachez-le, je suis très content de l’existence
Que je mène, et je vais prendre un plaisir intense
À vous faire adopter mon avis, à vous tous…
Vous verrez que je suis le plus sage des fous.
Ayant dans mon berceau trouvé de la fortune,
Fallait-il exploiter des mines dans la lune ?
Prendre des actions qu’oncques on ne paya
Ou créer des tramways Paris-Himalaya ?…
Fallait-il des chevaux cafres carder la laine
Me consacrer à la bretelle américaine ?
Monter des opéras ou publier des vers ?…
Poser un téléphone entre les univers ?
Oui, j’aurais travaillé, mais j’aurais fait faillite !…
Si vous croyez que c’est pour cela qu’on hérite.
Quoi ! j’irais m’abrutir dans un obscur emploi !
Je ne suis fait pour rien, mais tout est fait pour moi.
L’artiste, le marchand, l’ouvrier, l’ouvrière,
L’usinier, le mineur, le fermier, la fermière…
Ce monde qui se meut, et qui poursuit un but,
C’est l’orchestre et je suis le ténor donnant l’Ut —
Oh ! ne me prenez pas pour un être inutile.
Une prairie en fleurs vaut bien un champ fertile ;
Je ne travaille pas, mais je fais travailler.
C’est pour moi que l’on voit les grands tailleurs tailler
Ces vestons à carreaux insensés qu’on raconte
Dans les journaux. Gilets très ouverts où l’on compte
Les battements cherchés d’un cœur qui ne bat pas.
Ces pantalons formant un gracieux compas.
Le chemisier, ayant fait ma chemise, dîne.
Le hâve jardinier qui tristement jardine
Pourrait-il vivre, si je lui manquais, hélas ?
Je suis sa providence en offrant ses lilas,
Ses fraises, ses raisins, ses asperges en branches,
En faisant croquer ses primeurs par des dents blanches.
Je suis le protecteur des chemins de fer, car,
Dans mes déplacements, j’use les sleeping-car.
Si chauffent les vapeurs, si se gonflent les voiles,
Si le marin pensif voit pâlir les étoiles,
C’est pour qu’après souper je boive la liqueur
Au parfum vanillé qui réjouit le cœur,
Et que je fume, à l’heure où le viveur se vanne,
Les cigares dorés venus de la Havane.
Pour moi, pour mes pareils la nature a tout fait :
La neige tombe afin de glacer le parfait.
Quand dans les claires eaux des grands fleuves ils glissent,
C’est pour nous que la truite et le saumon s’unissent,
Prenant pour rendez-vous les flots céruléens.
Au légendaire abri des rochers vendéens,
C’est pour nous seuls que les jeunes huîtres engraissent.
C’est pour nous que la dinde et la truffe apparaissent.
Les moutons sont flattés lorsque nous les mangeons,
Les pigeons sont créés pour le tir aux pigeons.
Je suis, convenez-en, le pivot du commerce.
Si, très prochainement, monsieur de Lesseps perce
Après l’isthme de Suez, l’isthme de Panama,
Question de chapeaux !… Non, jamais nul n’aima
Autant l’humanité, nul n’est moins égoïste
Qu’un élégant gommeux, jeune, aux instincts d’artiste
Qui s’assied toujours plein d’appétit au banquet,
Et cueille dans la vie un éternel bouquet.
Ai-je fait, chers parents, enfin vibrer la corde ?
Vos cœurs sont-ils touchés ? J’espère qu’on m’accorde
Le mérite du moins d’avoir dans mon passé
Toujours fait quelque bien alors que j’ai nocé.
Que voulez-vous ? Chacun doit suivre sa nature.
L’un court le handicap et l’autre l’aventure.
Tout être au fond de l’âme a son ambition
Et se doit d’obéir à sa vocation.
L’un rêve les succès, il se fait acrobate,
Ayant le goût du whist un autre est diplomate,
Si l’on tient à ravir les femmes, on se fait
Chanteur — et si l’on aime à voyager, préfet,
Tel, futur avoué, se plaît dans le grabuge,
Un homme très enclin au sommeil devient juge.
Oh ! laissez-moi rester, — cela me va si bien ! —
Celui qui parmi vous passe en ne faisant rien.
Messieurs et chers cousins, mesdames et parentes.
Laissez-moi sous le gai soleil manger mes rentes,
Inscrivant sous les plis joyeux de mon drapeau
Cette devise fière et moderne : Être beau.
Poème publié et mis à jour le: 27 November 2022