Poèmes

L'Aquarium

par Emile Verhaeren

Emile Verhaeren

Le beau rêve et silencieux que ce glauque aquarium de mes pensées, parmi des gemmes bulbeuses, nageantes ! Bloc d'eau massive, qui s'illustre d'une vie soudaine de lueurs et de
pierres. Un flot remue-t-il ? - Dites, alors quelle agitation de miroirs en cette armoire, où - topazes colossales - les feux réverbérés des lustres et des lampes semblent,
depuis des siècles, en des écrins dormir ! Sommeils de joyaux les yeux ouverts ; fleurs qui brûlez, boréales ; longues lumières vaguement vêtues. Tandis que le
hall de nitre et d'or, par-dessus, carre sa châsse - et resplendit.

Claires et fuyantes ainsi que des soies et des moires, c'est lentes et lentes qu'elles vont, mes pensées, en ce cristal de fluidités nageantes ! Parmi les jardins émeraudés.
sur de fragiles pavois de perles, au fond de subites maisons de nacre, aussitôt que construites - disparues, c'est de l'illusion d'or, d'argent, de pourpre, de lunes et de soleils, certes
! avec le rien au bout. Mais qu'importe ! Le mensonge su, le rêve percé à jour, que charmants à cause de leur fausseté même ! Et voici en cette fantasmagorie
claire et trompeuse, voici de graciles spectres de naïades balancées en des arcs-en-ciel et des nymphes nées et mortes en l'éclair d'un rai de prisme et des ondines en des
niches de saphirs, sur des bouches de fleurs ouvertes, comme des poupées de verre, endormies.

Et toujours mes pensées, lentes en ce cristal de fluidités nageantes, songent, heureuses et belles : qu'elles n'importent, devant les carreaux de leur palais, ces faces rondes de la
bêtise trouées d'interrogation niaise ! Seules ! en ce remous de visages gras et curieux, les nez aplatis contre les vitres ; seules ! en ce peuple d'yeux fixes qui regardent, sans
comprendre et comme indignés, leurs écailles étrangement d'or, leurs nageoires frêles comme des ailes, leurs voyages monotones autour d'une toujours même éme-raude
d'eau, leurs siestes longtemps immobiles entre deux pierres moussues et toute leur vie passive et voluptueusement froide.

Ainsi vivent-elles mes pensées parmi des gemmes bulbeuses, en ce cristal de fluidités nageantes, et telle serait leur existence à tout jamais pavoisée, si l'une d'elles,
certes, un jour, fatalement, par simple désir d'absurdité, ne devait casser la glace d'illusion et de splendeur et, choyante hors du mirage, entraîner toutes les autres sur le
trottoir, où de brutales servantes, modèle de propreté et d'ordre, les pousseront à coups de balais vers les égouts infinis.

(La Wallonie, mai 1890.)



Poème publié et mis à jour le: 12 July 2017

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