Poèmes

L'âge de la Parole

par Jean-Loup Fontaine

Des hommes marchaient, qu'on regardait passer
Ils atteindraient incessamment le mois de mai
Et dans leurs mains toute la terre au grand galop

dès lors on suivrait des chemins de traverse on se mettrait à l'abri — sous des voûtes d'oiseaux — des éclipses du sang

il n'y aurait bientôt plus place

que pour la plus grande inexpérience

Le petit jour résonnerait de toutes les sommations

(ô ces frémissements déjà

de frondaisons

parmi les livres dont on tournait les pages)

Le vent, ô épousée, était alors si blond dans nos cheveux, nous étions partout à la belle étoile.

Le sommeil dressait ses tours de guet au milieu des prairies calquées sur nos désirs.
Dans le sillage de nos courses flottaient de grandes boucles d'oiseaux.

Nous ne cessions de nous trouver et de nous perdre, dans l'éblouissante blancheur de notre âge

Jeune épousée, d'où t'est venue cette nuit dans tes gestes, cette profondeur ?

D'où vient que ta voix me parvienne comme d'une bouteille jetée à la mer ?

C'était un âge flamboyant

On sonnait des hallalis de coteaux endeuillés, tu chantais

des ritournelles

de vigne vierge

O dans tes yeux toute la terre avec ses itinéraires de lait

Nous présidions tantôt

à des sacrifices de porcelaine

sous les hautes verrières des orages

tantôt à des danses rituelles

pour le printemps

et tu portais des gants de source comme l'enfant qui, par l'entrebâillement

des fenêtres, regarde pousser les montagnes

Perdue dans des pensées de verre, tu te surprenais quelquefois à effeuiller aux fenêtres — un peu, beaucoup — la marguerite des vents d'ouest.

Parfois, le seuil d'une maison donnait sur des paysages de fosses marines.

En ce temps-là, la neige n'était pour toi qu'un vêtement trop grand.

Tu habitais la moindre pierre, avec la musique.

Les arbres répondaient à des prénoms amis.
Tels que sable, alouette, ou falaise, ou lumière.

Parfois tu t'arrêtais, pour contempler les fleurs de ta respiration.

Nous présidions tantôt

à des sacrifices de porcelaine

sous les hautes verrières des orages

tantôt à des danses rituelles

pour le printemps

et tu portais des gants de source comme l'enfant qui; par l'entrebâillement

des fenêtres, regarde pousser les montagnes

O dans tes yeux toute la terre avec ses itinéraires de lait

Village d'une enfance,

perché sur une branche d'arbre

et nos cachettes sous l'écorce

Jour après jour tes mains

(comme si elles venaient de naître

dans la mer, algues

parmi les algues — et leur destin

serait d'être rejetées bientôt

sur des plages où, prenant racine,

elles donneraient naissance

aux plus anciens souvenirs) y recueillaient toutes les pluies

la pluie de printemps,

à la violence contenue de pierre ponce la pluie d'été, si vite perdue dans ses propres entrechats

la pluie d'automne,

qui baisse les yeux la squelettique pluie d'hiver

Tu parlais couramment la langue des marées
Etait-ce avant

ou après le long règne des chiens de garde ?

D'emblée

tu connaissais chaque pierre

de l'intérieur

Voyageur de tous les refus je m'abritais souvent sous ta paupière d'arbre

Etait-ce

avant ou après

que la nuit fût

coulée dans l'acier bleu des

Le vent sous ta caresse ouvrait ses longs épis de sel

et la lune lâchait la laisse des vagues

ô estuaires

j'étais cette avide langue d'argile entre de longues jambes d'eau

Etait-ce avant

ou après ?

Avais-je introduit déjà les hérissons du feu

dans la cheminée brodée

de fougères ?

La chaleur n'est jamais aussi douce

que dans la maison d'une voix

Il y a des rails

sous la mer

pour des voyages sans retour

Cherche-ton à chasser ce bruit de chaînes dans les vents du large à caresser le duvet des grands fjords
On s'aperçoit qu'on a des mains de sable...

Il faut alors

se rendre à l'évidence

tenter de chausser

les bottes de sept lieues du séisme

O dans tes yeux cette coulée de lave

Le feu ne revient jamais sur ses pas.

Ce que fait la main droite du vent, sa main gauche le défait.

Dans le petit jour, le tintement de cloches édifie des tours de sucre d'orge à l'assaut desquelles partent les enfants.

Nous sommes prisonniers d'une vieille comptine.

Un regard nous soulève.
Comme l'eau.

J'étais le héros d'ui de rocs et de feux,

où les morts se couvraient d'épines

et de blessures de roses

tandis que les vainqueurs inventaient les caresses

Passager clandestin des grandes verdures,

je reconquérais

chaque matin

de haute lutte

mon espace sous l'écorce.

La lune était oiseau de proie, et l'équinoxe son grand fauconnier

Je bâtissais des ponts

de verre
Entre le jour et la nuit

Je couvrais de fourrure les chutes d'un ruisseau...

Je me perdais dans un seul mot

Parfois la nuit tombait en plein midi dans des fracas de torrent à la fonte des neiges, et je vivais dans l'imminence des primevères

Puis il faisait une chaleur

de fête foraine, et depuis le sommet

des montagnes

mille musiques ruisselaient

Je m'endormais alors dans la paille des mots,

une églantine dans chaque œil

Dormir, sur la pente d'un arbre, dans l'encoignure de l'averse, dormir sous la dalle des souvenirs, toutes ces perdrix dans nos cheveux.

Il n'est que de s'ouvrir aux vibrations

de l'avalanche.

Chant vertical.

En ce temps-là, je m'éveillais souvent dans la prairie d'un livre où la nuit ourdissait des complots de

sureau.

En plein jour, je rejoignais l'idée même de la fraîcheur, penché sur l'abreuvoir d'un regard.

Alentour, la solitude affichait la grimace de ses gargouilles.

La peur avait mille ans.

J'étais ensuite réveillé

par les cris déchirants d'un feu mourant de faim, un grand feu d'astres

comme si la foudre roulait dans mes veines

...
O le feu des commencements, l'épervier qu'on arrache à la terre

...
L'âge de la parole

Je tentais donc un pas au milieu de mille marcheurs (qui sous sa chape de glaise qui sous son manteau d'éboulis)

n'apercevant d'autre lumière que celle que répand

du haut de sa tour

de buée l'étoile de la glaciation

Et je savais à ce moment que chaque regard

ami ou ennemi allait connaître la morsure

du goémon.
J'accédais

à la mémoire primordiale.

Ainsi des hommes étaient passés et j'avais tenté de marcher avec eux, et dans mes yeux chassaient de grands loups blancs

Or j'étais là

guettant le moment de ma naissance

jetant très loin

mes mains avec les pierres

et ce n'étaient pas mes mains c'étaient des braises tombant à l'eau

La nuit ne me surprendrait plus...

Le récif sans bouger connaît toute la mer

Toute la solitude aussi.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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