Ronchin, le 12 mai 1992
Cher Monsieur Rouquet,
Vous me demandez de vous exposer succinctement ma situation personnelle et professionnelle et, de manière plus approfondie, mes rapports à la littérature comme lecteur et comme
auteur, mes intentions dans L'âge de la parole, ma façon de travailler, mon expérience de la poésie-Ce qui concerne ma situation personnelle et professionnelle peut
être aisément condensé. J'ai 45 ans, je suis marié, père de trois enfants, salarié aux P.T.T.
Mes rapports à l'écriture ?... Peut-être pour en parler avec la même brièveté suffirait-il que je m'écrie, avec Jacques Berque (dans sa préface au
recueil d'Edouard Glissant, Le sel noir) :
« Poèmes, voulez-vous encore secouer nos moelles et le monde ? Préférez-vous devenir une "rhétorique du silence" ? N'éles-vous pas plutôt "dessolement" de
l'en/oui, "fulguration" du refoulé, déchaînement de l'"irrué " ? »
Parlant de la poésie française, Jacques Berque remarque en effet que
« Le Nous lui est, tout autant que le Moi, devenu haïssable. Elle se veut seconde par rapport au sujet, au projet, à l'émotion. »
... Mais la vie pourtant, le spectacle qu'elle nous offre ? S'agirait-il, pour le poète, de s'en extraire, de rebâtir l'ancienne Tour d'ivoire pour y implanter, modernité oblige,
des laboratoires ?
Non, pas selon moi.
La poésie est un besoin vital, elle est ce qui rend la vie exaltante, ou plus exactement elle répond au besoin d'exaltation, au besoin de sublime, qui est celui de tout être chez
qui les préoccupations de prix de revient n'ont pas tué encore tout sentiment d'humanité.
Les femmes sont jolies. La terre est aussi bleue que jamais. Toutes les chances sont à courir. Le petit jour résonne, encore et encore, « de toutes les sommations ». C'est
le printemps, je vous écris perché sur des parenthèses d'albâtre qui, le matin, contiennent les grands discours que la nuit m'a légués, soufflés comme des
vol-au-vent, et qui l'après-midi, traversent en courant la forêt des Landes, poussant devant elles le grand cri de révolte des Basques.
Car trop de bateaux, dans les ports, sont en attente d'un signal, trop d'hirondelles dorment au fond des puits, trop de jardins ont revêtu de trop belles ordonnances !
L'aventure humaine, le poète ne doit-il pas tenir à honneur de ne pas laisser canaliser son flot ? Et plus que jamais, peut-être, aujourd'hui que les nécessités
intérieures les plus fondamentales sont mises sous le boisseau — au profit de préoccupations qui, en dernière analyse, ressortissent toutes de l'avoir et du devoir.
Ne voit-on pas qu'il s'agit partout de rabaisser tout ce qui peut continuer à se charger d'un pouvoir d'exaltation par quoi la vie s'obstine à ne pas vouloir être réduite
à ce qu'elle est ?
... Aimer ? C'est une caresse d'horizon, infiniment lente et douce, sur un ventre de sable ; c'est la rencontre du clair de lune et de la rose dans un conduit de cheminée... Mais comment
la poésie, comment l'amour pourraient-ils être voués à autre chose qu'a une effroyable misère ?
Où l'espérance doit être réduite au silence, il faut faire hurler le dogme. Or le dogme hurle, de toutes parts ; il est intégriste ou libéral, il prône
l'ordre moral ou le productivisme, ou les deux ensemble !
A la quête par trop humaine de ce qui en cette vie conserve un caractère soulevant, il répond par de modernes Jeux du Cirque, qu'il charge, tout comme les anciens, d'être
des exutoires, avec le vin — ou l'héroïne... Et le poète pourrait n'être qu'un glapisseur de bons sentiments ? Pas selon moi. A la niche, à la niche !
Oh ! je comprendrais plutôt, en de telles circonstances, l'étrange fascination que la mort peut, à tel moment, exercer sur des hommes et des femmes dont, par ailleurs,
l'équilibre ou le déséquilibre ne paraissaient pas s'éloigner outre mesure, jusqu'alors, de ce que sont moyennement ceux de tout un chacun.
Nerval, Maïakowski, Rigaut, Crevel, Duprey... La liste serait longue de ceux qui, oiseaux tombant en flammes d'une branche d'orage, d'un rameau sûrement d'insoutenable clarté, se
sont donné une mort instantanée.
Encore faudrait-il y ajouter les noms de tous ces autres qui, à l'infini, ont démultiplié, décomposé, comme en un sinistre diéâtre d'ombres, les mouvements de
la lame de nuit qui, contre toute résistance, les emportait. Je pense à Artaud.
Rien ne semble plus soudainement pouvoir être sauvé. Plus rien n'importe que de n'être plus. Et la liberté paraît n'être plus en mesure de s'attacher à rien
tant que dormir « dans le frais cresson bleu » de la nuit, de la pluie, du jour, et de la mer qui gronde comme une douleur sourde.
Le monde bat en moi, du dessous de la terre, et c'est mon sang qui coule dans les veines des pierres. Toute la sève de tous les arbres bouillonne dans ma poitrine ; en désordre, les
saisons cabriolent sous mes paupières... Mais les voies mêmes de la sublimation ne sont-elles pas vertigineusement dérisoires, et plus implacable tout à coup l'exigence de
vivre vraiment ?
Quel est cet autre qui de toutes parts me déborde ? Autre qui n'as de cesse de grimper, quatre à quatre, l'escalier qui conduit à la mer, là-haut, tout là-haut, autre
qui me suicides, qui es-tu ?
Comment ne pas comprendre, en effet, cette brûlante démesure ? Et que ceux-là mêmes qui croiraient se sauvegarder en postulant une métaphysique « liberté de
choix » en ce domaine, prennent garde ! Leur raison raisonnante sera prise au dépourvu à chaque fois qu'ils sortiront des quatre murs de leur cuisine philosophique, s'ils ne
finissent pas même par y laisser ouvert le robinet du gaz !
C'est qu'il y va bien, ô Rimbaud, de la vraie vie — à laquelle les pires conditions continuent d'être faites.
Pourtant, allons, à la vie à la mort, toute lumière n'est pas borgne ! Je songe ici à ce qu'André Breton dit, dans Signe ascendant, du mouvement de l'image
poétique, analogique — entre les deux réalités qu'elle met en présence et rapproche — et qui, selon lui, s'effectue « dans un sens déterminé
» et « n'est aucunement réversible » :
« De la première de ces réalités à la seconde, elle marque une tension vitale tournée au possible vers la santé, le plaisir, la
quiétude, la grâce rendue, les usages consentis. Elle a pour ennemis
mortels le dépréciatif et le dépressif. »
C'est qu'en effet, le grand moteur est le désir, cette pierre à feu, libérant tous les possibles.
Irréductible désir, le beau clair de terre aura raison des dompteurs en tous genres... Avec quelle enfantine facilité ne te jouais-tu pas des obstacles ! Les portes s'en allaient
à la pêche, leur tête d'éléphant sous le bras. Les nuages entraient dans ta chambre, pour n'être bientôt plus que de petites jonques ponant autour du cou la
Muraille de Chine. Et les fenêtres étiraient au-dessus de ton lit leurs grandes ailes de cormoran.
Tout était inutile, ou tout était d'une utilité autre que ne veulent les conventions. Tout était objet et sujet d'un grand Jeu, le monde entier était le
théâtre d'une féerie continuelle. La poésie était l'élément naturel : n'est-elle pas la vie elle-même ?
L'énorme éléphant était aussi minuscule sous sa coquille d'escargot qu'était rouge ce lion perché sur un arbre chantant...
Comment douter de l'immense faculté de création poétique de l'homme quand on a, une fois, regardé vivre des enfants ?
O ma petite fille, qui n'avais pas ta pareille pour faire aux chaises des farces, en les affublant de couettes faites de planches à pain. Toi encore qui m'apprenais — avec quelle
incomparable Justesse de ton — que les pommes pleurent quand on les mange. Ne t'es-tu pas, un jour où j'étais bien malade, proposée gentiment à me dessiner les deux
côtés du vent ?...
Qu'il nous soit loisible de suivre, de toute éternité, la lumière de cette mèche qui ne nous a pas attendus pour mettre le feu aux poudres, cela ne fait aucun doute, car
nous touchons là aux racines de l'an magique de tous les temps ; nous sommes dans le creuset d'où ont jailli les grands mythes primitifs.
C'est toute la vie qui est sublime. C'est la vie, dans toutes ses fonctions et manifestations, qui est inspirée.
Ensuite, ensuite, il faut acquérir l'expérience — qui comme le dit, dans L'Enfant brûlé, Stig Dagerman, à propos des parents — « n'est rien d'autre
qu'une tentative couronnée de succès et conduisant souvent au cynisme, de renier tout ce qu'ils avaient éprouvé de pur, de vrai, de Juste dans leur jeunesse ».
Dès lors, c'est une autre question. Après le dressage social, l'inspiration, la sublimation, peuvent-elles naître autrement qu'en résultat d'une collision entre l'homme
— ses désirs, ses aspirations, cheminant sous rocbe — et les conditions inhumaines faites à la vie, à la liberté, à l'amour, conditions tout empreintes
d'adversité et portant le label de la domestication ?
Tel est le cheminement de L'Age de la parole, sans doute, mais j'y vois aussi la volonté de maintenir, pure, la part d'enfance à défaut de laquelle ressurgirait cet homme
détestable, planté au milieu de ses certitudes, cet homme modeste et péremptoire, affirmatif et humble, noir et blanc... et le bon sens arborerait, de nouveau, son sourire
entendu !
On aura compris que je me situe assez loin de cette « rhétorique du silence » qui tend assez communément de nos jours à reproduire, indéfiniment, la vieille
angoisse mallarméenne.
Si la poésie avait jamais eu quoi que ce soit à faire avec les laboratoires, c'aurait été, ce n'aurait pu être que pour en faire sortir des geysers à cran
d'arrêt, des ouragans à crémaillère, ou des raz de marée à vitesses multiples, dont l'usage bientôt serait devenu pour chacun jeu d'enfant.
Tel est pris qui déjà, dans le tain du miroir, ne perçoit plus que le cri de l'effraie. Dans la profonde nuit des ormes, une lampe prend son essor. Elle tourne, vole et vacille.
Et ses cheveux d'embruns la précèdent.
La pluie, dans son immense habit de goémons, érige des totems à la pointe du jour. C'est la grande revue des magnolias, le défilé de tous les cèdres, c'est la
célébration de la marée, porteuse d'ombre.
La terre flambe dans la lampe des bois : les hommes traversent des désens de sortilèges, comme au beau temps des tempêtes de sel, au temps des rennes, au temps des signes.
De grands chevaux de vent franchissent la mémoire des pierres et font comme un cortège d'ailes de cendre, à l'occasion des céréales. Gamme une floraison de givre, dans
les grottes des guerres où, tapie comme une ornière silencieuse, l'Histoire est en attente de l'étreinte.
Il est temps de réapprendre que, comme le conte Vargas Llosa à propos des machiguengas du Pérou, l'homme qui parle exerce une fonction sacrée...
Ce recueil étant largement celui d'un retour imaginaire au pays natal, ce pays noir, au Nord de la France — où se déroula mon enfance, parmi ce peuple des mines dont
j'appris la rugueuse chaleur et l'indomptable fierté —, je me permettrai de terminer cette lettre en empruntant au Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire ma
conclusion :
destin tenace
cris debout de terre muette
la splendeur de ce sang n'éclatera-t-elle point ?
Au bout du petit matin ces pays sans stèle, ces chemins sans mémoire, ces vents sans tablette. Qu'importe ? Nous dirions. Chanterions. Hurlerions.
Voix pleine, voix large, tu serais notre bien, notre pointe en avant.
Et encore :
Qui et quels nous sommes ? Admirable question !
Haïsseurs. Bâtisseurs. Traîtres. Hougans.
Hougans surtout. Car nous voulons tous les démons
Ceux d'hier, ceux d'aujourd'hui
Ceux du carcan, ceux de la boue
Ceux de l'interdiction, de la prohibition, du marronnage
et nous n'avons garde d'oublier ceux du négrier ... Donc nous chantons.
JEAN-LOUP FONTAINE
Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012