I
Je vois comme aujourd’hui bouteilles et rognures…
Dans un port inconnu, un bistrot sur la mer ;
Parmi d’autres buveurs aux chapeaux de travers,
C’est Christophe Colomb là-bas, dans l’embrasure…
On taquine Colomb, on plaisante pour rire :
« Ce drôle de pays qu’on appelle Sion,
Le moindre Portugais pourrait vous le détruire ! »
Mais Christophe bondit soudain comme un lion,
Et de sa voix couvrant tous les bruits de l’échoppe,
Un corde sensible en ce Juif résonnant,
« Vous m’assommez, dit-il, vous tous et votre Europe,
Je saurai découvrir un autre continent. »
Ses amis sont surpris ; il ne fait plus la fête !
Ne boit plus, ne sort plus, même pour quelque pas ;
« Peut-être, disent-ils, a-t-il perdu la tête,
Toute la nuit il ouvre et ferme des compas… »
II
Il est comme enfiévré ce jeune Juif étrange,
Il calcule, il médite, à peine il dort et mange;
Par leurs basques partout va tirer les laquais;
Des riches et des rois use les beaux parquets.
« Vous vendez des coraux? La salade est plus chère,
Des coraux qu’un enfant pêche sans se vanter!
Le continent indien, c’est tout une autre affaire!
Des perles, des brillants, il offre à volonté!
« L’Inde ? Une affaire en or, mes cartes sont bien faites :
Ici c’est l’océan ; d’ici l’on partira,
La route en pointillé… et pour chaque pesette
Perles et diamants par milliers de carats? »
D’attendre les chameaux, les marchands languissaient,
La caravane est lente, et l’attente est sans fin,
Et Colomb dans sa poche, hier encore percée,
Voit tomber peu à peu des douros, des florins
III
Ils vont en sifflotant, des hors-la-loi ou pire,
Derrière eux la prison, devant pas un radis;
Arabes, Espagnols, Français, dans le navire,
Aux échelles déjà, grimpent tout enhardis.
« Où donc est-ce Colomb ? Dans une nuit aux Indes ?
Avec l’audace au cœur que ne découvre-t-on?
Un tonneau sur le pont ? Buvons-en quelques pintes,
Et puis, où tu voudras, même au diable, partons! »
Un jour sans dessoûler… Quel départ! Quelle pompe!
Des moustaches le vin s’égoutte sur le pont…
Qui mesure au compas le temps vraiment se trompe,
Comme celui qui prend pour voile un pantalon!
Ayant heurté la lanterne d’un phare,
Les marins sur le pont se tenaient titubant;
C’est peut-être d’ici, dénouant les amarres,
Que Christophe Colomb s’élançait en avant!
IV
La pensée aujourd’hui, seule, me reste chère:
Ce sont les mêmes flots qui soulevaient Colomb,
C’est sur la même mer que coulait de son front
La sueur des travaux, des craintes, des misères…
Lorsqu’il vit ce nuage amené par le vent
Qui remonte du Sud et fait croire à la terre,
« Grimpons aux mâts ! Voyez ce rivage, mes frères! »
S’écriait, presque fou, le mousse sur l’avant.
Mais toujours l’océan s’élevait en colosse;
De sa vague il bravait l’immensité du ciel,
Puis, avec le courant venu de Saragosse,
Charriait par paquets les herbes, fraternel.
Comme nous, il guettait la chanson de l’orage;
Quand du tonnerre, enfin, se turent les accords,
Nous vîmes, par l’avant, dans la mer le sillage
De Christophe Colomb voguant vers Salvador.
Les lunes sur les mâts, comme au bord d’une pique,
Mouraient. Comme des mois, les jours leur semblaient longs;
L’océan se fâchait ; il hurlait, l’Atlantique,
Et Christophe rageait. Ah ! le pauvre Colomb!
Ainsi donc remontait la cent millième vague,
(L’Atlantique, vraiment, ce n’est pas rigolo)
L’équipage déçu murmurait : « Il divague,
Serions-nous du Malin l’équipage sur l’eau!
« Là-bas, dans nos maisons, n’étions-nous pas contents?
L’Amérique en tout genre, assez ! On en a marre!
Nous avions table et lit ! On connaît leurs histoires!
C’est des fables de Juifs – ces nouveaux Continents! »
Ils harcelèrent Christophe, ils sont sur ses talons:
« Tu te crois bien malin, parce que capitaine! »
En jouant du mousquet, ils grognent : « retournons!
On n’est pas des pantins ! Depuis que tu nous traînes! »
Et Christophe, grimpant sans cesse au perroquet,
Amaigri, malheureux, les yeux hors de la tête,
Pour abréger le temps, pose une devinette:
Son fameux tour de l’œuf, en se voyant traqué.
Mais comment arracher à la suite des âges
Ne fût-ce qu’un instant, au prix de quelque tour?
Qu’est donc l’œuf de Colomb ? Un jeu pour un seul jour…
E, regardant Christophe, hurlait son équipage:
« Le nœud coulant tiendra, et la corde de Gênes
Est solide, Colomb ! Finis ainsi qu’un chien! »
Dans la nuit, les poignards sortaient déjà des gaines…
« La terre ! » Enfin, voici cet horizon indien!
V
Depuis, les ans ont fui, ainsi que ton emprise,
Tu n’es plus qu’un vieillard, toi, le jeune Atlantique!
N’importe quel salaud à ta moustache grise
Peut cracher comme il veut, du pont d’un « Majestic ».
Tes héritiers, Colomb, au fond des prisons sombres
Ont terminé leurs jours ; ce sont tes descendants,
Sur leurs hardes couchés en des cales dans l’ombre,
Qui côtoient cet enfer des machines ardent.
Au-dessus, dans les fleurs, ceux des premières classes,
Variant les plaisirs, les danses, les boissons,
Dans le confort douillet des cabines-salons,
Des W.- C, des cinés, bien au frais se prélassent.
T’es un nigaud, Colomb, je le dis sans mentir,
A ta place si moi, là-bas, j’étais allé,
Cette Amérique, avant de la leur découvrir,
J’aurais su lui donner quelques coups de balai.
Poème publié et mis à jour le: 31 July 2019