Poèmes

Berlin

par Valery Larbaud

Valery Larbaud

Jeune postérité du plus grand des grands hommes,

Tu débordes déjà sur le monde de tous côtés,

Et,' depuis mon dernier séjour,

Moabit a grandi comme une ville américaine.

Mère aux nombreux enfants,
Berolina féconde,

J'aspire ton air joyeux et froid, pur et grandiose

Avec délices, ce soir de novembre.

C'est donc l'air qu'il a respiré, lui aussi,

Le prince au nez proéminent hors du tricorne !

On n'a rien changé aux vieux palais
Louis-Quatorze.
Ici

Tout date du roi de
Prusse, et rien d'important

N'a été bâti depuis 1810. 11 reviendrait

A l'heure de la parade, un matin âpre et bleu,

Sur l'Opernhaus
Platz, et retrouverait

A leur place éternelle, les vieux monuments pseudoclassiques;

Mais tout autour de lui,

Comme
Boston,
New-York,
San-Francisco et
Chicago,

Poussant vers les horizons leurs rues immenses et leurs maisons énormes

A n'en plus finir, sa ville !

Des villes, et encore des villes;

J'ai des souvenirs de villes comme on a des souvenirs d'amours :

A quoi bon en parler?
Il m'arrive parfois,

La nuit, de rêver que je suis là, ou bien là,

Et au matin je m'éveille avec un désir do voyage.

Mon
Dieu, faut-il mourir!

Il faudra suivre à travers la maladie et dans la mort
Ce corps que l'on n'avait connu que dans le péché et dans la joie;

O vitrines des magasins des grandes voies des capitales,
Un jour vous ne refléterez plus le visage de ce passant.
Tant de courses dans les paquebots, dans les trains de luxe,

Aboutiront donc un jour au trou du tombeau?

On mettra la bête vagabonde dans une boite,
On fermera le couvercle, et tout sera dit.

Oh! qu'il me soit donné, encore une fois,

De revoir quelques endroits aimés, comme

La place du
Pacifique, à
Sévillo;

La
Chiaja fraîche et pleine de monde;

Dans le jardin botanique de
Naples

La fougère arborescente, l'arbre-jeune-fille

Que j'aime tant, et encore

L'ombre légère des poivriers de l'avenue de
Ké-

phissia;
La place du
Vieux-Phalère, le port de
Munychie, et

encore
Les vignes de
Lesbos et ses beaux oliviers
Où j'ai gravé mon nom de poète lyrique;
Et puis aussi

Cette plage,
Khersonèse, près de
Sébastopol,
Où la mer est parmi les ruines, et où un savant
Montre avec amour une affreuse idole kirghize,
Lippue, ayant un sourire idiot sur ses grosses joues de

pierre.
Et surtout, ah surtout!
Kharkow,

Où je sentis, pour la première fois,
Le soupir de vierge de la
Muse soulever mon sein

craintif;
Une ville pour moi :
Dômes d'or au sein des solitudes,
Palais dans le désert, chaud soleil rouge au loin sur la

poussière ;
Et, dans les quartiers pauvres,
Les mille enseignes des marchands de vêtements :

Les maisons basses, aux murs blancs couverts
De gros bonshommes peints, sans tête...



Poème publié et mis à jour le: 16 November 2012

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