Le crépuscule tombait lentement à AI-‘Arîsh. Les rayons de
soleil enlaçaient sans se presser les branches des palmiers
émerveillés par la couleur de feu qui s’en dégageait lentement,
très lentement, pour aller teinter les vagues de la mer, soumises
de toute éternité à ce marivaudage. Elles nous saluaient d'une
brise estivale, comme un éventail dans les mains d'un ange.
Quand arriverons-nous à Gaza ? as-tu dit à ton ami préoccupé
par la braise de son narguilé. Quand tombera la nuit, a-t-il
répondu. Tu as rétorqué : Je veux la voir de tous mes sens. Il a
souri : La patrie est plus belle la nuit. Profite du crépuscule sur
la mer d'Al-‘Arîsh, tu ne verras pas la mer là-bas comme ici...
Elle est, là-bas, colonisée. Puis il reprit : La patrie est plus belle
la nuit, alors, patience ! Tu as remis ton carnet dans ta sacoche
et tu l'as refermée après y avoir enfoui tes sentiments. Que
ressens-tu ? t’a dit Yasser. Tu as répondu : Le chemin a épuisé
mes sentiments et mes attentes... Je ne ressens rien et n'attends
rien. C’est mieux ainsi, a-t-il dit.
Nous sommes entrés, ou plutôt nous nous sommes infiltrés
dans Gaza dans le noir. Je t'ai laissé marcher devant moi et j’ai
porté ton ombre à ta place. Tu ne pouvais la protéger d'une
chute sur la dure réalité. Je t’ai vu cacher ton visage pour
échapper aux caméras qui avaient hâte d'y saisir l'ivresse du
retour et d'entendre tes invectives de l’exil, préparées par
avance. Tu as dit : je ne suis pas arrivé. Je suis là mais je ne
suis pas revenu. Tu n’as menti à personne ni à toi-même. Il n’y
avait rien à célébrer et Gaza ne s’était pas encore relevée. Les
ruines laissées par l’occupation te hantaient. Il te fallait rêver
pour que la mer, dans ta langue, ne fuie pas les pécheurs. Dans
cette nuit entrecoupée de barrages, de colonies et de miradors,
on a besoin d'une nouvelle géographie pour connaître la
frontière qui sépare un pas d’un autre et l’interdit de l’autorisé.
C’est aussi difficile que de distinguer l'ambigu de ce qui ne
l’est pas dans les accords d'Oslo.
À la fin de la nuit, tu eus besoin d'un tranquillisant pour dormir
et, au réveil, d'un long moment pour te convaincre que tu étais
bien à Gaza que tu as aussi tôt dénommée : ville de malheur et de
vigueur. Dans la chaleur de midi, tu t’es rendu avec des amis dans
les camps de réfugiés. Vous marchiez péniblement dans les ruelles
et tu avais honte de toi-même en pensant à l’eau et à la propreté.
Tu ne pouvais croire, tu n’avais jamais cru, que la misère était une
condition nécessaire pour réaffirmer et pérenniser le droit au
retour. Mais tu t’es souvenu de ce qu’il fallait oublier : la conscience
universelle. Tu as alors maudit les théories du progrès et du sens de
l'Histoire qui pourrait ramener l'humanité aux cavernes. Pour
demeurer réaliste, tu t'es interdit le sérum de l'optimisme et de
l'enthousiasme, les compensant par un cachet hypotenseur. Tu t’es
dit : Si je pensais à autre chose, ce serait comme si je jetais ma
conscience aux chats.
Tu te demandes : Y a-t-il un génie, juriste ou linguiste
suffisamment malin pour élaborer un traité de paix et de bon
voisinage entre un palais et une masure, un geôlier et un
prisonnier ? Tu marches dans les ruelles, honteux de tout : de
tes habits bien repassés, de l'esthétique de la poésie, de
l'abstraction de la musique, de ton passeport qui te permet de
voyager partout. Tu as mal à ta conscience. Puis tu reviens à
Gaza, chez ceux qui regardent de haut les camps et les réfugiés,
qui ont peur aussi de ceux qui rentrent, et tu ne sais plus dans
quel Gaza tu te trouves. Tu dis :
Je suis venu, mais je ne suis pas arrivé.
Je suis là, mais je ne suis pas revenu !
Poème publié et mis à jour le: 02 April 2023