Il arriva jadis en
Normandie '
une aventure que l'on raconte encore souvent
à propos de deux jeunes gens qui s'aimèrent
et qui moururent tous deux de leur amour.
Les
Bretons en firent un lai
qui prit le nom de
Deux
Amants.
Il est bien vrai qu'en
Neustrie
que nous appelons maintenant la
Normandie
se trouve un mont très escarpé".
Les jeunes gens sont enterrés à son sommet.
À quelque distance de ce mont,
un roi qui fut seigneur des
Pistrois
fit construire une cité
avec le plus grand soin et la plus grande attention.
Il tira son nom de celui des
Pistrois
et la fit appeler
Pitres.
Ce nom lui est resté depuis lors ;
la ville et les maisons y subsistent encore.
Nous connaissons bien le pays,
il s'appelle le
Val de
Pitres.
Le roi avait une fille,
c'était une belle demoiselle, d'une parfaite courtoisie.
Cette jeune fille lui apportait son réconfort
depuis que la reine, son épouse, était morte'.
Beaucoup le lui reprochèrent
et ses proches même l'en blâmèrent.
Quand il entendit qu'on jasait,
il en fut très affligé et cela lui pesa.
Il se mit alors à réfléchir
au meilleur moyen de se tirer d'affaire
pour que nul ne demandât sa fille en mariage.
Il fit proclamer partout la chose suivante :
celui qui voudrait avoir sa fille
devait bien savoir une chose :
il était fixé par le sort et le destin
qu'il devrait la porter dans ses bras
hors de la ville jusqu'au sommet du mont
sans jamais se reposer.
Quand on apprit la nouvelle
et qu'elle fut répandue dans tout le pays,
beaucoup de prétendants firent la tentative
mais ne réussirent pas.
Certains, après bien des efforts,
arrivaient à mi-hauteur
mais ils ne pouvaient continuer au-delà.
Il leur fallait renoncer à cet endroit.
La fille du roi resta donc pendant longtemps fille à marier
car nul ne voulut plus demander sa main.
Dans le pays, il y avait un jeune homme,
noble et gracieux, le fils d'un comte.
Il s'appliqua, plus que les autres,
à bien se conduire pour être estimé.
Il fréquentait la cour du roi
où il séjournait très souvent.
Il tomba amoureux de la fille du roi
et sa vie ne sera plus qu'un martyre.
Je l'aime tellement et si tendrement
que je ne voudrais pas le fâcher.
Il vous faut donc vous résoudre à une autre solution
car je refuse de prendre en compte celle-ci.
À
Salerne, j'ai une parente,
une femme qui a des biens et des revenus importants.
Cela fait plus de trente ans qu'elle y habite.
Elle a tant pratiqué l'art de la médecine
qu'elle est fort experte en remèdes.
Elle connaît bien les herbes et les racines.
Si vous acceptiez d'aller la trouver,
de lui porter ma lettre
et de lui exposer votre affaire,
elle y réfléchira et s'occupera de vous.
Elle vous donnera alors des électuaires'
et des breuvages capables
de vous rendre plus fort
et de vous donner toute la vigueur nécessaire.
À votre retour dans ce pays,
vous demanderez ma main à mon père.
Il vous prendra pour un gamin
et vous rappellera le décret selon lequel
il n'est pas question de me donner à un homme,
quel que soit le mal qu'il se donne,
s'il ne peut me porter au sommet du mont
entre ses bras sans s'arrêter. »
Le jeune homme entendit ces propos
et le conseil de la demoiselle.
Il en est tout heureux et l'en remercie.
Il demande son congé à son amie et retourne dans son pays.
En toute hâte, il prend
de magnifiques vêtements et de l'argent,
des palefrois et des chevaux de somme.
Il n'emmène avec lui
que ses amis intimes.
Il va faire un séjour à
Salerne
pour parler à la tante de son amie.
De sa part il lui remit une lettre.
Après l'avoir lue de bout en bout,
elle retient le jeune homme à ses côtés
jusqu'à connaître tous les détails de son affaire.
Par des médicaments, elle le fortifie.
Elle lui remet une potion telle que,
aussi fatigué, exténué ou épuisé qu'il soit,
toujours ce breuvage rendrait la vigueur à son
corps, y compris à ses veines et à ses os, et lui-même retrouverait toutes ses forces dès qu'il l'aurait bu.
Il ramène le breuvage dans son pays après l'avoir versé dans un récipient.
À son retour, le jeune homme, heureux et comblé, ne s'attarda guère sur ses terres mais il alla trouver le roi pour qu'il lui donnât sa fille : il la prendrait pour la
porter au sommet du mont.
Le roi ne reconduisit pas mais il le prit pour un fou car il était encore bien jeune.
Il y avait tant d'hommes valeureux et avisés qui avaient tenté l'entreprise sans jamais parvenir au but !
Pourtant le roi lui fixe un jour.
Il convoque ses vassaux, ses amis
et tous ceux qu'il peut joindre,
sans laisser personne à l'écart.
Pour voir sa fille et le jeune homme
qui prend le risque de la porter au sommet du
mont, ils sont venus de toutes parts.
La demoiselle se prépare ; elle se prive et jeûne beaucoup pour devenir plus légère, parce qu'elle voulait aider son ami.
Au jour fixé, tous se trouvent là mais le jeune homme est arrivé le premier.
Il n'oublia pas sa potion.
Du côté de la
Seine, dans la prairie, au milieu de la foule rassemblée, le roi a conduit sa fille.
Elle n'est vêtue que de sa tunique.
Le jeune homme prend la fille du roi dans ses
bras.
Il a la petite fiole qui contient sa potion.
Sachant parfaitement que son amie ne veut pas
le trahir, il la lui met dans la main pour qu'elle la porte.
Mais je crains que cela ne lui serve guère car il ne connaît pas la mesure.
Il emporte la jeune fille d'un pas rapide et gravit la moitié de la pente.
Dans sa joie d'être avec elle, il en oublie la potion.
Elle sent qu'il se fatigue. «
Ami, dit-elle, buvez donc !
Je vois bien que vous vous fatiguez.
Reprenez vos forces ! »
Le jeune homme lui répondit :
«
Belle, je sens mon cœur plein de vigueur ;
je ne m'arrêterais à aucun prix
pour prendre le temps de boire,
pourvu que je puisse encore faire trois pas.
Tous ces gens crieraient sur nous
et leurs clameurs m'étourdiraient.
Ils ne tarderaient pas à me troubler.
Je ne veux pas m'arrêter ici. »
Parvenu aux deux tiers de la pente,
il manqua de tomber.
La jeune fille l'implore à plusieurs reprises :
«
Ami, buvez votre potion ! »
Mais il ne veut pas l'écouter ni suivre son conseil.
Douloureusement, il avance avec la jeune fille
dans ses bras.
Arrivé au sommet, il s'est tant épuisé qu'il tomba là et ne se releva plus.
Son cœur dans sa poitrine ' l'avait trahi.
En voyant son ami, la jeune fille crut qu'il s'était évanoui.
Elle se met à genoux près de lui et veut lui donner sa potion mais il ne peut plus lui parler.
C'est ici qu'il mourut, comme je viens de le dire.
Elle se lamente en poussant de grands cris puis elle vide et jette partout le flacon qui contenait la potion.
Le mont en fut bien arrosé.
Le pays et la contrée en retirèrent un réel profit.
On y trouve depuis lors quantité de bonnes herbes qui ont poussé grâce à la potion.
Maintenant, je vais vous parler de la jeune fille.
Après la mort de son ami,
elle éprouve la plus grande souffrance de sa vie.
Elle se couche et s'étend auprès de lui, elle le serre et le retient dans ses bras ; elle lui baise souvent les yeux et la bouche.
La douleur de sa mort lui atteint le cœur.
C'est là que mourut la demoiselle qui était si valeureuse, si sage et si belle.
Le roi et tous ceux qui les attendaient ne les voyaient pas venir.
Ils partirent à leur recherche et les trouvèrent
enfin.
Le roi tombe à terre évanoui.
Quand il peut parler à nouveau, il exprime une
profonde douleur et même les étrangers manifestent leur peine.
Pendant trois jours, ils les laissèrent sur le sol.
Puis ils envoyèrent chercher un cercueil de marbre où ils déposèrent les deux jeunes gens.
Suivant le conseil des témoins, on les enterra au sommet du mont puis tout le monde se dispersa.
L'aventure des deux jeunes gens valut au mont le nom de
Deux
Amants.
Il y advint ce que je vous ai raconté.
Les
Bretons en firent un lai.
Poème publié et mis à jour le: 15 November 2012